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Études

« Breque dos Apps » : La grève nationale des travailleurs des plateformes au Brésil durant la pandémie de Covid-19 et le droit à la liberté d’association

Ronaldo Lima dos Santos et Clarissa Maçaneiro Viana
p. 20-29

Résumés

La précarité des conditions de travail, la baisse des rémunérations et la forte exposition au Covid-19 sont à l’origine de réactions collectives des coursiers des plateformes numériques au Brésil. Ces travailleurs sont à l’origine d’un mouvement spontané baptisé « Breque dos Apps » (Coup de frein aux Apps), la première grève nationale du secteur. Cet article analyse dans quelle mesure l’action collective et la liberté d’association s’avèrent essentielles pour imposer des conditions de travail décentes par la négociation collective.

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Texte intégral

  • 1 ILO Monitor : COVID-19 and the world of work, 7ème éd., updated estimates and analysis: https://www(...)

1La pandémie de Covid-19 a eu un impact profond sur les relations de travail partout dans le monde : l’OIT estime qu’elle a entraîné la perte de 255 millions d’emplois à temps plein en 2020, soit quatre fois le nombre enregistré lors de la crise financière mondiale de 20091. La crise économique sans précédent déclenchée par la pandémie a accéléré le processus mondial et continu de précarisation des relations de travail, marqué par l’envolée des contrats de travail à temps partiel, le travail intermittent, et la fragilisation de la protection offerte par les législations nationales du travail. Dans les pays périphériques, cette réalité prend des formes encore plus dramatiques, dans la mesure où l’augmentation du chômage et le recours aux contrats précaires durant la pandémie ont révélé l’existence d’un marché du travail informel, aux salaires structurellement bas, et récemment affaibli par les réformes néolibérales qui ont détruit les filets de protection sociale.

2Le Brésil, au centre de cette étude, est représentatif de cette évolution : une réforme du travail promue en 2017, approuvée par le Congrès après la destitution de la Présidente de l’époque, Dilma Rousseff, a affaibli la législation en vigueur, déjà lacunaire, entravé l’accès des salariés au système judiciaire, et a engendré la suppression de nombreuses garanties par la négociation individuelle ou collective. La récession économique qui a débuté en 2014 a donné lieu à une augmentation progressive des taux d’emplois informels. Ainsi, en 2019, 41,6 % des travailleurs brésiliens (soit 39,3 millions de personnes) exerçaient une activité professionnelle qualifiée d’informelle2. Avec la pandémie, cette précarité du travail n’a eu de cesse de s’aggraver. Au fil des cinq mois de confinement (de mai à septembre 2020), le chômage a augmenté de 33,1 %, atteignant le niveau historique de 13,5 millions de personnes3.

  • 4 « Trabalhador enfrenta fila de espera para se tornar entregador em aplicativos », Época Negócios, 1 (...)
  • 5 L. C. Abílio, P. F. de Almeida, H. Amorim, A. C. M. Cardoso, V. P. da Fonseca, R. B. Kalil, S. Mach (...)
  • 6 Ibid.

3Étant donné les difficultés du marché du travail et la faible employabilité, les opérateurs de plateformes numériques ont vu arriver un flot massif de travailleurs, créant parfois de véritables files d’attente. L’entreprise brésilienne iFood (leader de la livraison de repas à domicile en Amérique latine) a déclaré avoir reçu 480 000 nouvelles demandes d’inscriptions entre mars et juin 2020, soit trois fois le nombre de coursiers travaillant déjà pour l’entreprise en février de la même année (le mois précédant le début du confinement au Brésil)4. Malgré l’augmentation considérable de la demande de services proposés par ces entreprises, notamment par celles livrant des repas et des marchandises (puisque les gens étaient confinés chez eux), les travailleurs des plateformes numériques n’ont bénéficié d’aucune amélioration de leurs conditions de travail et de rémunération. D’après une étude menée par le groupe « Trabalho por plataformas digitais, reconfigurações jurídicas e novos direitos », dans le cadre d’un projet de l’université fédérale du Paraná, 57 % des livreurs interrogés déclaraient travailler plus de neuf heures par jour avant la pandémie. Durant la pandémie, ce chiffre est passé à 62 %. En revanche, au cours de cette même période, la rémunération a chuté de 58,9 % du montant observé avant la pandémie5. L’étude conclut que les entreprises ont pu délibérément réduire le coût de la main-d’œuvre des coursiers qui exerçaient déjà cette activité avant la pandémie, face à l’augmentation de la demande de services et du nombre de livreurs disponibles6.

  • 7 Art. 3, § 1, XII du décret n° 10.282/2020.
  • 8 CONAFRET, « A pandemia e o trabalho em plataformas digitais: a atuação do Ministério Público do Tra (...)
  • 9 « Breque » est une expression utilisée au Brésil comme synonyme de « frein ». Le nom donné à la mob (...)

4Il est important de rappeler que les services de livraison ont été qualifiés par le gouvernement brésilien comme faisant partie des activités essentielles, dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus7. En raison du fonctionnement continu de ces services durant les phases de confinement les plus strictes, les coursiers ont été exposés à un risque élevé de contamination par le Covid-19. Or, selon une enquête menée par le ministère public du travail (MPT), les plateformes numériques n’ont pas fourni suffisamment de masques de protection, de gel hydro-alcoolique ni d’équipements de protection individuelle ; elles n’ont pas non plus soutenu financièrement les travailleurs ayant contracté la maladie, ou faisant partie des groupes à risque, pour leur permettre de s’isoler8. Étant donné la demande accrue de services, la baisse de rémunération en dépit de longues journées de travail et le risque imminent de contamination par une maladie potentiellement mortelle, il n’est pas surprenant que les travailleurs du secteur aient cherché le moyen de faire entendre leur voix. C’est ainsi qu’est né le mouvement « Breque dos Apps » portant des revendications collectives9 (I) à partir duquel s’est posée la question du droit d’association des travailleurs précaires (II).

I - Le mouvement et ses revendications

5Avec l’aide de WhatsApp, les livreurs travaillant pour des plateformes numériques ont organisé un mouvement baptisé « Breque dos Apps », décrétant la suspension des activités professionnelles la journée du 1er juillet 2020. Une grande partie de la mobilisation a consisté à mener une campagne auprès des consommateurs en les appelant à ne pas passer de commande via les applications ce jour-là. Des manifestations dans la rue ont également eu lieu dans au moins 14 des 26 États du pays.

6Les principales revendications du mouvement étaient les suivantes :

  • l’augmentation de la rémunération par kilomètre parcouru et une revalorisation annuelle de ce montant ;

  • l’arrêt des désactivations de comptes injustifiées, qui empêchaient les livreurs de continuer à travailler pour la plateforme ;

  • la fourniture d’équipements de protection individuelle permettant de travailler dans des conditions sanitaires correctes durant la pandémie ;

    • 10 S. Schavelzon, « A luta dos entregadores de aplicativo contra os algoritmos autoritários », El País (...)

    une aide financière en cas d’accident du travail ou de maladies professionnelles, comme le Covid-1910.

  • 11 L. C. Abílio, « Breque no despotismo algorítmico: uberização, trabalho sob demanda e insubordinação (...)

7Le 25 juillet 2020, une deuxième grève, moins suivie que la précédente, a eu lieu, autour des mêmes griefs. Ces deux mobilisations n’étaient pas les premières, mais elles se différencient des autres tant elles ont occupé le devant de la scène, relayées par tous les grands médias et vigoureusement soutenues par la population. Il s’agissait également de la toute première grève nationale dans ce secteur. Cette grève ne se limitait pas aux travailleurs d’une plateforme spécifique : les revendications s’adressaient à toutes les entreprises opérant selon le même modus operandi, qu’il s’agisse de Rappi, Uber Eats, Ifood ou Loggi (les principaux acteurs du secteur au Brésil). Il faut souligner que la mobilisation n’est pas née des mouvements traditionnels de travailleurs, tels que les partis politiques ou les syndicats. Même si certains d’entre eux ont ensuite rejoint le mouvement et cherché à dialoguer avec les travailleurs du secteur, la mobilisation de départ était horizontale, spontanée et autonome11.

8Suite aux mobilisations, les plateformes numériques de travail ont publié des communiqués de presse pour répondre à leurs détracteurs, en défendant les modalités de rémunération et en soulignant les mesures adoptées durant la pandémie pour protéger les coursiers. Mais, à aucun moment, elles n’ont engagé de dialogue avec les manifestants.

9Le mouvement de grève a sans aucun doute représenté une avancée dans l’expression des revendications au sein de la société. Ce n’est pas un hasard si, entre 2020 et 2021, 128 projets de loi ont concerné le travail effectué auprès des plateformes numériques. Par ailleurs, sept jours après la première mobilisation, le président de la Chambre des députés a convoqué une réunion avec des représentants du mouvement de plusieurs États dans le but de discuter des revendications formulées. En août 2020, la procédure accélérée pour le vote du projet de loi n° 1.665/2020, présenté par le Député fédéral Ivan Valente (PSOL), et co-rédigé avec neuf autres députés, a été approuvé à l’unanimité. Le 5 janvier 2022, le président a sanctionné le projet de loi qui est ainsi devenu la loi n° 14.297/2022.

10Cette loi a mis en place des mesures visant à protéger les livreurs des plateformes numériques durant la pandémie de coronavirus : une assurance-vie fournie par l’entreprise, une aide financière d’au moins 15 jours au livreur qui contracte le coronavirus, l’obligation de procurer aux travailleurs des masques et du gel hydro-alcoolique, ainsi que la mise à disposition d’installations sanitaires et la garantie d’accès à l’eau potable. En outre, la loi établit que les contrats signés entre les plateformes numériques et les coursiers doivent impérativement prévoir le droit de grève des travailleurs et les conditions dans lesquelles la suspension - ou la désactivation de leur compte - est possible. En cas de désactivation d’un compte, le travailleur concerné doit être informé de cette décision et de ses motifs, au moins trois jours à l’avance. Bien que le projet de loi ait été présenté au tout début de la pandémie, avant le mouvement de grève, son adoption est directement liée à la pression exercée par la mobilisation et à la prise de conscience significative des conditions de travail des livreurs. Les limites de cette loi sont néanmoins évidentes, notamment parce qu’elle est circonscrite à la période de la pandémie. Elle représente toutefois une première avancée législative importante visant à promouvoir la mise en place de conditions de travail décentes dans ce domaine. Pour garantir son adoption, la loi énonce de façon explicite que les avantages octroyés ne doivent pas être utilisés comme fondement pour caractériser la nature juridique de la relation de travail entre les livreurs et les plateformes numériques. Autrement dit, elle évite le sujet épineux de la qualification de la relation de travail entre les travailleurs et les plateformes, une question controversée au sein même de ce secteur.

  • 12 Coursiers antifascistes.

11Parmi les organisations à l’origine du mouvement, le groupe Entregadores Antifascistas12 s’est distingué pour avoir abordé le débat du point de vue des classes, dénonçant le statut d’entrepreneurs imposé aux livreurs par les entreprises et prônant l’autorégulation du secteur. Cependant, bien que ce groupe affirme l’existence d’un lien de subordination juridique entre les coursiers et les plateformes numériques, cette question ne faisait pas l’unanimité parmi les travailleurs, et n’a pas été au centre des mobilisations.

  • 13 R. D. de Oliveira Neto, « Decisões do TST no Caso Uber - Análise e contrapontos », N. Porto, R. Lou (...)

12À l’heure actuelle, la législation brésilienne du travail ne considère pas les livreurs inscrits sur les plateformes numériques comme des entrepreneurs indépendants. Par ailleurs, aucun vote n’est prévu concernant des projets de loi sur cette question. Des centaines d’actions individuelles et collectives ont été engagées devant le tribunal du travail afin d’obtenir la reconnaissance de la relation de travail entre les travailleurs et les plateformes numériques. Pour l’heure, les tribunaux de première et de deuxième instance se sont prononcés dans les deux sens. La plus haute juridiction d’appel en matière de droit du travail, la Cour supérieure du travail, a rendu peu de décisions à cet égard (toutes concernaient des chauffeurs, et non des coursiers) : sur ses huit Chambres, quatre ont déjà jugé des affaires sur le sujet, trois se prononçant contre, et une pour l’existence d’une relation de travail13. Les tribunaux n’ont donc pas encore tranché dans la mesure où les décisions rendues jusqu’à ce jour sont restées ponctuelles, ne conditionnant nullement le jugement des autres Chambres.

II - La liberté d’association et l’organisation de la précarité

  • 14 ILO, World Employment and Social Outlook 2021 : « The role of digital labour platforms in transform (...)

13Selon l’index de Leeds sur les plateformes de protestation ouvrière (Leeds Index of Platform Labour Protest), au moins 1 253 manifestations réparties dans 57 pays se sont déroulées entre janvier 2017 et juillet 2020. Toujours d’après cet index, depuis le début de la pandémie, les questions liées à la santé et à la sécurité au travail sont devenues la principale source de préoccupation des mouvements, notamment en Amérique latine. Auparavant, plus de la moitié des mobilisations avaient pour objet des revendications liées aux salaires. En outre, environ 80 % des mobilisations analysées dans l’étude concernaient des organisations de travailleurs informels. L’implication des syndicats (anciens ou nouvellement créés) varie considérablement selon les régions, celle-ci étant plus marquée dans les pays du Nord14.

14L’exemple brésilien abordé ici s’inscrit dans une tendance plus large visant à dénoncer, à l’échelle du secteur, le niveau de rémunération, l’absence de systèmes de protection sociale et la précarité généralisée. Même si, dans de nombreux pays, les organisations traditionnelles de travailleurs ont pris part à ces actions, elles n’en ont pas été à l’origine et n’y ont pas joué un grand rôle, considérant que ce phénomène s’inscrivait dans une tendance à l’autorégulation du secteur, constatée dans plusieurs pays.

  • 15 CUT, « A paralisação dos motoboys do dia 25 é muito importante para toda a sociedade » : https://ad (...)
  • 16 E. Conteúdo, « Motoboys realizam ato tímido nas ruas de SP », Istoé Dinheiro, 15 juillet 2020 : htt (...)

15Les principales organisations syndicales ont soutenu la première mobilisation de « Breque dos Apps » par le biais d’une note commune de soutien à l’organisation d’une deuxième mobilisation, soulignant l’importance de celle-ci pour la valorisation du mouvement syndical et l’unité des travailleurs dans la défense de leurs droits15. Plusieurs syndicats ont apporté leur soutien aux arrêts de travail, par exemple Sindimoto de São Paulo, le syndicat officiel représentant les livreurs de la région, qui a participé à l’appel à manifester et a même fourni un camion porte-voix.Par ailleurs, Sindimoto et son syndicat affilié, l’UGT, ont appelé à manifester quinze jours après la première mobilisation de « Breque dos Apps » ; ils ont rassemblé moins de 400 participants16.

  • 17 S. Machado, « A greve dos entregadores e uma nova forma de organização na luta dos trabalhadores, e (...)
  • 18 A. Galvão, Neoliberalismo e reforma trabalhista no Brasil, Rio de Janeiro, Revan et Fapesp, 2007, p (...)

16Force est de constater que, malgré les efforts des syndicats et des organisations syndicales, la syndicalisation des travailleurs des plateformes numériques au Brésil est encore balbutiante. Le nombre total de livreurs qui travaillent pour des plateformes numériques et ceux syndiqués n’est pas connu ; de ce fait, il est impossible d’estimer le pourcentage de syndicalisation dans le secteur. Cependant, le manque d’influence des syndicats est perceptible : les figures de proue du mouvement ne se sont exprimées au nom d’aucune organisation traditionnelle, et la participation des syndicats aux arrêts de travail a été perçue de façon négative par tous17. Ces difficultés de dialogue avec les syndicats se sont amplifiées en partie du fait du contexte social et économique des dernières décennies. La détérioration des indicateurs économiques et sociaux consécutive à l’avènement du néolibéralisme, qui s’est aggravée durant la pandémie de Covid-19, l’offensive générale contre l’organisation de la classe ouvrière, ainsi que l’augmentation des taux de chômage et des contrats de travail précaires, ont affaibli les syndicats et leur pouvoir de négociation, tout en fournissant des éléments aux gouvernements pour justifier l’austérité, présentée comme une solution à ces problèmes18.

  • 19 N. Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, Polity, 2017.
  • 20 ILO, World Employment and Social Outlook 2021: « The role of digital labour platforms in transformi (...)

17Un autre élément est à prendre en compte avec l’essor des technologies numériques qui a donné lieu à de nouvelles forme de contrôle de la main-d’œuvre et à une plus grande exploitation des travailleurs19. Un modèle d’entreprise qui fonctionne sur des territoires dispersés, sans la personnification de la figure de l’employeur et qui se base sur la figure rhétorique de l’entrepreneuriat comme alternative à la relation de travail traditionnelle, représente tout un défi pour l’organisation collective. C’est dans ce sens que conclut le rapport présenté par l’OIT, énumérant les obstacles juridiques et pratiques auxquels se heurtent les travailleurs des plateformes numériques en matière de négociation collective. Parmi ces obstacles, figurent notamment l’absence d’un espace de travail partagé leur permettant d’interagir, le caractère éphémère des organisations qui émergent, et le manque de ressources et de structure de celles-ci20.

  • 21 A. Boito Jr, O Sindicalismo de Estado no Brasil: uma análise crítica da estrutura sindical, Campina (...)
  • 22 R. Grohmann, P. Alves, Quando os entregadores se fazem classe, Jacobin Brasil, 1er juillet 2020 : h (...)

18Outre les questions économiques, le système syndical brésilien empêche les travailleurs considérés comme autonomes - parmi lesquels figurent les travailleurs des plateformes – d’entrer en négociation avec les entreprises. La nécessité d’une subvention de l’État pour officialiser un syndicat s’explique par l’unité syndicale, un modèle dans lequel il n’est possible d’avoir qu’un seul syndicat au sein d’une même catégorie et d’un même territoire (censé représenter tous les travailleurs, y compris ceux de syndicats non affiliés). Ce mode de fonctionnement favorise la démobilisation et la distance entre le syndicat et ses membres21. Il convient également de souligner que la réforme du travail instituée en 2017 a étendu la déréglementation du travail et sapé l’organisation syndicale en général.En dépit de ces difficultés, de nombreuses associations et syndicats de travailleurs des plateformes numériques sont créés dans le monde entier : parmi les chauffeurs, il en existe déjà au moins 18 au Brésil, et un nombre croissant parmi les coursiers22.

19Malgré des différences d’un pays à l’autre, l’internationalisation des plateformes et des expériences professionnelles facilite les alliances grâce aux partages de compétences, et jette les bases de nouveaux types de solidarité transnationale23. Vingt-sept organisations de travailleurs à travers le monde ont créé l’IAATW (International Alliance of App-Based Transport Workers) lors de la Convention fondatrice organisée par l’Independent Workers Union of Great Britain (IWGB) en janvier 2020. L’IAATW a exigé le respect des droits fondamentaux des travailleurs, tels que la liberté d’association et le droit à la négociation collective, la non-discrimination, l’interdiction du travail forcé ou du travail des enfants, ainsi qu’un salaire vital approprié, la réglementation des durées maximales du temps de travail, la sécurité et la santé au travail, et l’accès au système de protection sociale24. L’Amérique latine était représentée par l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Costa Rica, le Panama et l’Uruguay.

  • 25 Première grève internationale des livreurs.
  • 26 « Je ne livre pas ».
  • 27 P. Miguez, N. D. Menendez, « Trabalhadores de plataforma na América Latina : lógica transnacional e (...)

20Une alliance internationale s’est également formée concernant les mouvements de grève. Le 22 avril 2020, des livreurs en Argentine, au Costa Rica, en Espagne, en Équateur, au Guatemala et au Pérou ont lancé le « Primer Paro Internacional de Repartidores »25, dénonçant les conditions de travail précaires durant la pandémie sous le slogan « Yo No Reparto »26. Le 29 mai 2020, le « Segundo Paro Internacional de Repartidores » a eu lieu avec le soutien d’organisations mexicaines. Le jour de la première manifestation « Breque dos Apps », des livreurs au Chili, en Équateur, au Mexique, au Costa Rica, au Guatemala et en Argentine organisaient leur troisième grève. Une quatrième grève a eu lieu le 8 octobre 2020. Outre les organisations latino-américaines, des organisations en Allemagne, au Japon, en Italie, en France et aux États-Unis ont rejoint la mobilisation. On constate donc que les organisations de livreurs ont tissé des liens de solidarité, qui se sont renforcés au cours des mobilisations. De plus, les manifestants sont relativement bien informés concernant les organisations, les situations, les instances judiciaires et les processus judiciaires d’autres pays de la région. Ceci témoigne de l’importance des échanges entre les organisations, via la même technologie que celle utilisée pour exploiter les livreurs, qui devient en quelque sorte un facilitateur de l’action collective à l’échelle mondiale27.

  • 28 C. Cant, C. Mogno, « Platform Workers of the World, Unite! The Emergence of the Transnational Feder (...)

21Les travailleurs des plateformes numériques exercent leur métier de manière atomisée, sans un espace de travail physique qui permettrait d’organiser de grandes réunions et de faciliter l’organisation collective ; ceci pourrait, à première vue, sembler entraver l’action collective. Néanmoins, les livreurs ont largement eu recours aux outils numériques pour tisser des liens entre eux (d’où l’importance de WhatsApp et des applications similaires pour leur action). Comme l’ont mentionné Cant et Mogno, ces travailleurs passent beaucoup de temps dans des lieux publics à attendre des commandes, les yeux rivés sur leur téléphone. L’utilisation des médias sociaux pour communiquer non seulement avec leurs familles et amis, mais aussi avec les membres de leur groupe de travail informel, crée des réseaux d’auto-communication de masse qui constituent un élément clé de leur organisation28.

  • 29 OIT, Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, n° 87 : https://(...)
  • 30 R. L. dos Santos, Sindicatos e ações coletivas, São Paulo, LTr, 2014, 4ème éd.

22Ainsi, les mobilisations croissantes et généralisées de ces travailleurs dans le monde entier démontrent qu’une action collective est possible et capable d’évoluer pour s’adapter à la réalité de l’exploitation du travail aujourd’hui. Elles témoignent surtout de la force de l’action collective fondée sur la liberté d’association des personnes qui partagent des conditions de travail similaires. À cet égard, le principe de la liberté d’association est fondamental pour l’Organisation Internationale du Travail, proclamé dans sa Constitution et inscrit dans d’innombrables Conventions au fil des années. La liberté d’association suppose une réelle liberté d’organisation syndicale, permettant aux travailleurs de choisir le meilleur critère de regroupement, autre que celui établi par la loi. Dans l’exercice de la liberté d’association entendue largement, comme y invite la Convention n° 87 de l’OIT29, certains groupes professionnels de base décident spontanément d’avoir une représentation syndicale en fonction de critères antérieurs, la solidarité devenant le fondement de la structure syndicale30. Cela permet également aux travailleurs de s’organiser selon différents modèles. Bien que la Convention n° 87 n’ait pas été ratifiée par le Brésil car contraire au principe de l’unité syndicale obligatoire en vigueur dans le pays, elle instaure une dimension de la liberté syndicale qui devrait servir de ligne directrice pour l’analyse des actions collectives susmentionnées.

  • 31 OIT, Convention sur le droit d’organisation et de négociation collective, 1949, n° 98 : https://www(...)

23La Convention n° 98 de l’OIT (ratifiée par le Brésil) énonce que les États membres doivent créer des structures pour protéger les travailleurs contre les actes antisyndicaux et prendre des mesures pour encourager et promouvoir la négociation volontaire entre les employeurs et les associations de travailleurs31. La négociation collective est l’un des droits fondamentaux du travail énoncés par l’OIT. Elle fait écho à deux droits reconnus aux travailleurs dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations unies : celui de travailler dans des conditions justes et favorables et celui de s’organiser et de s’affilier à des syndicats pour protéger leurs intérêts.

  • 32 ILO, World Employment and Social Outlook 2021 : « The role of digital labour platforms in transform (...)

24Il convient de noter que l’approche émanant de ces Conventions, qui guident les actions de l’OIT en la matière, va à l’encontre de l’attitude des plateformes numériques. Le rapport de l’OIT indique en effet que les plateformes numériques semblent encore hésiter à s’engager dans le dialogue social, privilégiant leur pouvoir unilatéral de régulation de la main-d’œuvre32. Au Brésil, les entreprises se sont défendu de répondre aux critiques adressées au cours du mouvement de grève en refusant de s’asseoir à une table de négociation collective.

25En dehors des moules classiques du syndicalisme brésilien, les mobilisations des livreurs au Brésil témoignent de la vitalité du droit de grève et du droit à la négociation collective qui sont des garanties inscrites dans la Constitution fédérale brésilienne et par les normes internationales. Elles concernent tous les travailleurs, quelle que soit la nature juridique de la relation de travail. Bien que le modèle établi dans la législation infra-constitutionnelle brésilienne suppose la formalisation de relations de travail et l’organisation des travailleurs en fonction de leur catégorie professionnelle, la Constitution prône également un type plus large de représentation collective. Ainsi, les restrictions à la liberté d’association ne peuvent être imposées aux travailleurs des plateformes numériques, au risque d’être qualifiées d’actes discriminatoires et antisyndicaux sur le fondement de la Constitution. L’agenda de la lutte des livreurs visant à promouvoir le travail décent, rejoint celui de l’OIT qui prône l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, exercé dans des conditions garantissant la liberté, l’équité, la sécurité et la dignité humaine.

26Par conséquent, revisiter le syndicalisme exige de comprendre la configuration actuelle de la classe ouvrière et de promouvoir de nouvelles formes de dialogue et d’organisation. L’une des mesures nécessaires consisterait à étendre le périmètre d’action des syndicats, traditionnellement liés aux agendas économiques prévalant sur le marché du travail concerné.

Conclusion

27Ce contexte contradictoire d’extrême précarité déguisée en entreprenariat s’est aggravé avec la crise sanitaire. Les livreurs de repas ont vécu les malheurs de l’absence totale de protection de l’État et ont été en première ligne des personnes exposées à la contamination par le Covid-19. C’est pour cette raison précise qu’ils ont créée, à partir des caractéristiques inhérentes à l’exploitation dans ce type de travail, leurs propres formes d’organisation et de résistance.

28Malgré la période de fragilité que traversent les syndicats et autres organisations traditionnelles de travailleurs, l’action collective émerge et représente une avancée importante dans la recherche d’un travail décent dans un secteur qui connaît chaque jour plus de précarité.

29Le mouvement « Breque dos Apps », en utilisant ses propres outils et stratégies, montre combien l’action collective est essentielle pour augmenter le pouvoir de négociation des livreurs face aux plateformes numériques, en affrontant les difficultés qui découlent de la dynamique du capitalisme de plateforme et de la structure syndicale brésilienne elle-même. Il est également important pour le secteur de faire entendre ses revendications juridiques, notamment à l’égard des travailleurs indépendants.

30Même si le dialogue avec les organisations syndicales traditionnelles est toujours délicat - constat qui peut être fait à propos de bien des mobilisations dans le monde - l’organisation de groupes autonomes et les mouvements de grève créés par ceux-ci sont tout autant des expressions de la liberté d’association qui doit être apprécié lato sensu, non limité aux travailleurs du secteur formel et aux syndicats officiels. Dotée de cette liberté, il est essentiel d’ouvrir un dialogue entre les plateformes numériques et leurs travailleurs via la négociation collective pour promouvoir des conditions de travail décentes.

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Notes

1 ILO Monitor : COVID-19 and the world of work, 7ème éd., updated estimates and analysis: https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/@dgreports/@dcomm/documents/briefingnote/wcms767028.pdf

2 A. C. Campos, IBGE, 12 novembre 2020, Agência Brasil: https://agenciabrasil.ebc.com.br/economia/noticia/2020-11/ibge-informalidade-atinge-416-dos-trabalhadores-no-pais-em-2019

3 D. Silveira, « Desemprego diante da pandemia bate recorde no Brasil em setembro », aponta IBGE, G1, 23 octobre 2020: https://g1.globo.com/economia/noticia/2020/10/23/no-de-desempregados-diante-da-pandemia-aumentou-em-34-milhoes-em-cinco-meses-aponta-ibge.ghtml

4 « Trabalhador enfrenta fila de espera para se tornar entregador em aplicativos », Época Negócios, 19 juillet 2020 : https://epocanegocios.globo.com/Carreira/noticia/2020/07/epoca-negocios-trabalhador-enfrenta-fila-de-espera-para-se-tornar-entregador-em-aplicativos.html

5 L. C. Abílio, P. F. de Almeida, H. Amorim, A. C. M. Cardoso, V. P. da Fonseca, R. B. Kalil, S. Machado, « Condições de trabalho de entregadores via plataforma digital durante a COVID-19 », Revista Jurídica Trabalho E Desenvolvimento Humano, n° 3, 2020 : https://doi.org/10.33239/rjtdh.v.74

6 Ibid.

7 Art. 3, § 1, XII du décret n° 10.282/2020.

8 CONAFRET, « A pandemia e o trabalho em plataformas digitais: a atuação do Ministério Público do Trabalho », Ministério Público do Trabalho, 23 juin 2020 : http://www.prt10.mpt.mp.br/images/nota_de_esclarecimentos_da_conafret__atuacao_do_mpt_sobre_aplicativos_2_1.pdf

9 « Breque » est une expression utilisée au Brésil comme synonyme de « frein ». Le nom donné à la mobilisation joue sur les mots, étant donné qu’il s’agit d’un mouvement de grève organisé par des coursiers à vélo.

10 S. Schavelzon, « A luta dos entregadores de aplicativo contra os algoritmos autoritários », El País Brasil, 25 juillet 2020 : https://brasil.elpais.com/opiniao/2020-07-25/a-luta-dos-entregadores-de-aplicativo-contra-os-algoritmos-autoritarios.html

11 L. C. Abílio, « Breque no despotismo algorítmico: uberização, trabalho sob demanda e insubordinação », Blog da Boitempo, 30 juillet 2020 : https://blogdaboitempo.com.br/2020/07/30/breque-no-despotismo-algoritmico-uberizacao-trabalho-sob-demanda-e-insubordinacao/

12 Coursiers antifascistes.

13 R. D. de Oliveira Neto, « Decisões do TST no Caso Uber - Análise e contrapontos », N. Porto, R. Lourenço Filho, L. P. Confort, Plataformas digitais de trabalho: aspectos materiais e processuais, Brasília, Enamatra, Anamatra, 2021, p. 213.

14 ILO, World Employment and Social Outlook 2021 : « The role of digital labour platforms in transforming the world of work », Geneva, ILO, 2021, p. 214.

15 CUT, « A paralisação dos motoboys do dia 25 é muito importante para toda a sociedade » : https://admin.cut.org.br/system/uploads/ck/Greve%20%20Nota%20das%20Centrais%20apoia% 20entre gadores.pdf

16 E. Conteúdo, « Motoboys realizam ato tímido nas ruas de SP », Istoé Dinheiro, 15 juillet 2020 : https://www.istoedinheiro.com.br/motoboys-realizam-ato-timido-nas-ruas-de-sp/

17 S. Machado, « A greve dos entregadores e uma nova forma de organização na luta dos trabalhadores, entrevista especial com Sidnei Machado », IHU, 8 juillet 2020 : http://www.ihu.unisinos.br/159-noticias/entrevistas/600717-a--greve-dos-entregadores-e-uma-nova-forma-de-organizacao-na--luta-dos-trabalhadores-entrevista-especial-com-sidnei-machado

18 A. Galvão, Neoliberalismo e reforma trabalhista no Brasil, Rio de Janeiro, Revan et Fapesp, 2007, p. 208.

19 N. Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, Polity, 2017.

20 ILO, World Employment and Social Outlook 2021: « The role of digital labour platforms in transforming the world of work », Geneva, ILO, 2021, p. 249.

21 A. Boito Jr, O Sindicalismo de Estado no Brasil: uma análise crítica da estrutura sindical, Campinas, Hucitec/Unicamp, 1991.

22 R. Grohmann, P. Alves, Quando os entregadores se fazem classe, Jacobin Brasil, 1er juillet 2020 : https://jacobin.com.br/2020/07/quando-os-entregadores-se-fazem-classe

23 Ibid.

24 IAATW, Rights & liberty of world-wide app-based drivers : https://iaatw.org/about-us/manifesto/

25 Première grève internationale des livreurs.

26 « Je ne livre pas ».

27 P. Miguez, N. D. Menendez, « Trabalhadores de plataforma na América Latina : lógica transnacional e resistências regionais ? », Dossier Luttes ouvrières transnationales et répertoires politiques, Tempo soc., vol. 33 (2), mai-août 2021 : https://doi.org/10.11606/0103-2070.ts.2021.181565

28 C. Cant, C. Mogno, « Platform Workers of the World, Unite! The Emergence of the Transnational Federation of Couriers », South Atlantic Quarterly, 1er avril 2020, vol. 119 (2), p. 401 : https://doi.org/10.1215/00382876-8177971

29 OIT, Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, n° 87 : https://www.ilo.org/dyn/normlex/en/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C087

30 R. L. dos Santos, Sindicatos e ações coletivas, São Paulo, LTr, 2014, 4ème éd.

31 OIT, Convention sur le droit d’organisation et de négociation collective, 1949, n° 98 : https://www.ilo.org/dyn/normlex/en/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C098

32 ILO, World Employment and Social Outlook 2021 : « The role of digital labour platforms in transforming the world of work », Geneva, ILO, 2021, p. 211.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ronaldo Lima dos Santos et Clarissa Maçaneiro Viana, « « Breque dos Apps » : La grève nationale des travailleurs des plateformes au Brésil durant la pandémie de Covid-19 et le droit à la liberté d’association »Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1 | 2022, 20-29.

Référence électronique

Ronaldo Lima dos Santos et Clarissa Maçaneiro Viana, « « Breque dos Apps » : La grève nationale des travailleurs des plateformes au Brésil durant la pandémie de Covid-19 et le droit à la liberté d’association »Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale [En ligne], 1 | 2022, mis en ligne le 20 avril 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rdctss/2848 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.2848

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Auteurs

Ronaldo Lima dos Santos

Professeur à l’université de São Paulo, Procureur fédéral du travail.
Thèmes de recherche : Négociation collective, droit de la liberté d’association.

Publications :
~ R. L. dos Santos, Sindicatos e Ações Coletivas : Acesso à justiça, jurisdição coletiva e tutela dos interesses difusos, coletivos e individuais homogêneos, 4ème ed., São Paulo, LTr, 2014. vol. 1, 576 p.
~ R. L. dos Santos, Teoria das Normas Coletivas, 3ème ed., São Paulo, LTr, 2014. vol. 1, 348 p.

Clarissa Maçaneiro Viana

Doctorante à l’Université de São Paulo, avocate spécialisée dans le droit du travail.
Thèmes de recherche : Plateformes numériques de travail, précarité du travail.

Publications :
~ C. M. Viana, « O trabalho das mulheres e o início da legislação trabalhista no Brasil », in L. Wandelli, C. R. de Borda (dir.), Trabalho e Regulação no Estado Constitucional, vol. III, 1ère ed., Bauru, Canal 6, 2016, p. 184.
~ C. M. Viana, « Práticas de Mobilização Realizadas por Trabalhadores no Surto da Covid-19 », in G. Seferian, J. L. Souto Maior (dir.), Direito do Trabalho e Crise Sanitária da COVID-19 : Leituras críticas desde o GPTC-USP, 1ère ed., Campinas, Lacier Editora, 2021, vol. 1, p. 777.

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