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Introduction générale

Covid-19 : L’économie dévoilée par la crise pandémique

Introduction au numéro
Covid-19: la economia puesta de manifiesto por la crisis económica
Jean-Christophe Graz, Pierre Alary, Agnès Labrousse, Thomas Lamarche et Julien Vercueil
Traduction(s) :
What does the Covid-19 crisis reveal about economics and the economy? [fr]

Texte intégral

Un an seulement après l’annonce de la découverte d’un nouveau virus dans la ville de Wuhan, en Chine, le monde n’est plus le même. Les transformations que la pandémie a provoquées et les réponses collectives qui y sont apportées (confinement des personnes, réduction drastique de la circulation des biens et plus largement de l’activité économique et sociale) auront des effets structurels. Toutefois, l’ampleur et la nature de ces effets sont difficiles à concevoir.

La Revue de la régulation a lancé un appel à contributions pour engager le débat au-delà de l’actualité immédiate et mettre en valeur les compétences des chercheuses et chercheurs qui s’inscrivent dans la filiation des travaux hétérodoxes et pluralistes en sciences économiques et sociales – des compétences trop peu visibles sous les feux de la rampe médiatique.

La revue a reçu une cinquantaine de propositions d’articles pour sa rubrique Opinions / Débats. Les premiers acceptés paraissent maintenant. D’autres suivront avec des publications au fil de l’eau.

Le temps de la réflexion a permis de réunir une grande variété de contributions. Les analyses se situent aussi bien sur les plans empirique, théorique que prescriptif. Fidèles à la ligne éditoriale de la Revue, elles voient dans la pandémie de covid-19 un fait social total, dont les enjeux économiques, politiques et sociaux sont étroitement imbriqués.

Certains articles se focalisent sur les dimensions structurelles d’une crise du régime d’accumulation. Cette crise est d’une ampleur telle qu’elle pourrait offrir des conditions favorables pour faire évoluer le régime en direction des objectifs d’un développement soutenable (voir l’article de Robert Guttmann). Plusieurs autres reviennent sur l’importance des politiques macro-économiques. Sébastien Charles, Thomas Dallery et Jonathan Marie soulignent la pertinence de la théorie postkeynésienne pour réhabiliter la politique budgétaire comme instrument clé de la politique économique. D’autres articles offrent des éléments de comparaison en matière de politique budgétaire et monétaire aux Etats-Unis et en Europe (voir deuxième livraison ci-dessous).

Sur le plan sectoriel, la pandémie de covid-19 montre si besoin était que la santé est un cas exemplaire des liens primordiaux entre économie et société. Cela avait déjà été souligné dans le dossier thématique sur l’économie politique de la santé publié par la Revue au printemps 2015. L’économie politique de la santé suppose ainsi un type particulier de régulation sectorielle, dont les formes institutionnelles nécessitent une intervention collective à l’opposé de la marchandisation progressive dont elle a fait l’objet depuis plusieurs décennies. La réglementation du marché des médicaments et des vaccins tant attendus pour juguler la pandémie constitue un cas édifiant à cet égard. Samira Gennif revient ainsi sur la tentative de capture du régulateur américain par l’entreprise pharmaceutique Gilead, au début de la crise sanitaire mondiale, en vue d’obtenir une position monopolistique pour son traitement antiviral, le Remdesivir, en instrumentalisant la loi sur les médicaments orphelins.

La crise de la pandémie de covid-19 a également des répercussions sur le régime d’endettement international dont dépendent les politiques de développement. Alors que la possibilité d’un moratoire d’un an de la dette bilatérale pour 77 pays parmi les plus pauvres de la planète a fait les gros titres des comptes rendus de réunions du G20, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, l’initiative reste controversée tant elle semble peu adaptée à l’ampleur de la crise à laquelle ces pays font face et à l’incertitude de la position qu’adoptera la République populaire de Chine vis-à-vis de ses créances sur le continent africain. L’article de Thierry Pairault donne l’occasion de se pencher sur les mythes et réalités de la dette des pays africains envers la Chine, dont l’opacité systémique invite à mener une analyse plus qualitative que quantitative de ses conséquences dans ce contexte de crise.

La première livraison se clôt avec une réflexion de Coline Ruwet sur la façon dont cette crise pandémique nous invite à refonder notre rapport au temps, largement occulté par la théorie économique standard. Non seulement la propagation du coronavirus et les politiques mises en œuvre nous font expérimenter une temporalité inédite à bien des égards, mais pour penser « le monde d’après », nous ne pourrons pas faire l’économie de l’analyse des enjeux de soutenabilité. En cela l’auteure nous incite à mieux tenir compte de la polychronie et de l’épaisseur des temporalités du vivant.

Ces cinq premiers articles publiés en janvier 2021 sont complétés par deux nouvelles livraisons incluant respectivement huit et cinq contributions.

La deuxième livraison (février 2021), tout comme la première, débute par plusieurs analyses macro-économiques concernant la dimension structurelle de la crise. Mikael Byrialsen, Finn Olesen et Mogens Ove Madsen montrent que les circonstances atypiques de la crise renforcent l’argument en faveur d’une politique post-keynésienne orientée vers l’offre. A l’appui de cette thèse, ils présentent un modèle post-keynésien stock-flux cohérent (SFC) pour analyser l’impact des politiques adoptées au Danemark. Dans une même veine post-keynésienne, Rudy Bouguelli nous fait traverser l’Atlantique pour analyser les mesures prises par la Réserve Fédérale américaine dans la première phase de la crise de la Covid-19 au printemps 2020. A l’inverse de la nouvelle synthèse néoclassique, il montre que si l’action vigoureuse de la Fed dans les premières semaines peut être considérée comme un succès du point de vue de la stabilité des marchés monétaires, elle demeure un instrument relativement peu efficace pour gérer l’activité économique. Solène Morvant-Roux, Jean-Michel Servet et André Tiran prolongent ces considérations structurelles : le débat sur la possible annulation de la dette Covid constitue pour eux un cas emblématique de la manière dont les politiques, face à la crise pandémique, restent tributaires d’une « hyperfinanciarisation néolibérale ».

Louis-Alexandre Erb et François Reynaud utilisent quant à eux les premières données d’enquêtes nationales pour se pencher sur les conséquences du premier confinement sur le rapport salarial en France. Il en ressort que si le moment de crise a donné lieu aux nouvelles pratiques que beaucoup de salarié.e.s ont expérimenté pour la première fois, celles-ci sont loin d’avoir été homogènes et renforcent des tendances de fond dans la division du travail, les espaces sectoriels, les liens de subordination et l’inégalité des rapports sociaux, en particulier de genre et de classe sociale.

Après le fiasco du lancement de la Super League européenne de football en avril 2021, l’article de Jérémie Bastien sur les manières dont la crise pandémique a touché le football professionnel européen vient à point nommé. L’auteur suggère que si les mesures à court terme ont permis de sauver les clubs, la crise de la covid-19 a aussi accentué les contradictions propres à la financiarisation du football professionnel européen.

L’analyse du groupe d’experts établi par la Confédération suisse offre l’occasion d’un retour réflexif sur la prédominance des analyses coûts-bénéfices dans la discipline économique. Selon Sylvain Maechler, le fait que cette structure n’ait pas recruté un seul économiste hétérodoxe a entravé la construction d’une réponse pertinente aux défis associés à l’incertitude radicale, la « vraie incertitude » selon Frank Knight. Cette absence d’expert hétérodoxe a aussi bridé le développement d’un dialogue constructif entre scientifiques issus de différentes disciplines.

La deuxième livraison se clôt avec deux contributions nous permettant de tirer les leçons de la crise pandémique sur des enjeux essentiels de souveraineté. Katiuska King, Pablo Samaniego et César Carranza reviennent sur les problèmes découlant de la dollarisation de l’économie équatorienne et présentent quelques mesures concrètes pour atténuer les logiques de dépendance monétaire et alimentaire qui en résultent. Adeline Alonso Ugaglia et ses co-auteur·e·s nous ramènent en France et aux chaînes d’approvisionnement alimentaire : ils analysent en quoi et jusqu’où le confinement a offert un contexte favorable à des pratiques porteuses d’alternatives. Alors que les circuits courts et de proximité ont le vent en poupe, ils montrent que leur pérennisation repose moins sur cette demande que sur les conditions de l’offre et un ensemble de facteurs institutionnels.

La troisième et dernière livraison est mise en ligne en juillet 2021, alors que l’évolution de la pandémie et des réponses à lui apporter regagnent en incertitude, dix-huit mois après son irruption et plus de six mois après l’inoculation des premiers vaccins. Sur cinq contributions, trois portent leur regard sur le Brésil. Au moment où s’ouvre une enquête du parquet brésilien contre le président pour tentative de corruption dans l’achat de vaccins contre la covid-19, ces articles montrent, si besoin était, à quel point l’ampleur prise par la pandémie dans ce pays et la posture très contestée du gouvernement Bolsonaro en font un cas d’école et une situation humainement dramatique. Les autres contributions reviennent sur les enjeux clés de politique industrielle mis en lumière par la filière des médicaments et plus généralement sur la difficulté de concevoir une sortie de crise en conservant intact le cadre de pensée de l’économie mainstream. Un « monde d’après » structurellement différent, tirant les leçons de la crise, n’est pas à l’ordre du jour de l’analyse mainstream, qui fait barrage à l’élaboration de mesures de rupture pour entrer dans un tel monde. On pourrait ici faire référence au rapport Tirole Blanchard remis fin juin 2021 au gouvernement français : ce sont toujours les mêmes propositions, à base de recours élargi au marché et aux incitations, qui sont mises en avant ; sans permettre les résultats annoncés.

François Roubaud et Mireille Razafindrakoto nous introduisent au cas brésilien en analysant le double paradoxe des politiques populistes du président Bolsonaro. Ils mentionnent tout d’abord son attitude laxiste et négationniste vis-à-vis de la pandémie. Il en résulte une surmortalité qui accroît les inégalités socioéconomiques déjà très élevées dans ce pays. Une analyse de ces chiffres, couplée à celle des comportements électoraux, montre que les plus grands ravages ont lieu dans les circonscriptions les plus favorables au président. Les auteurs évoquent ensuite le programme de transferts d’urgence à destination des catégories les plus démunies mis sur pied en 2020 par l’équipe économique du président. Le paradoxe est donc celui d’un gouvernement violemment opposé à toute forme de redistribution et pourtant à l’origine d’un interventionnisme d’une ampleur inégalée. Ainsi, dans les termes des auteur·e·s, Bolsonaro tue et sauve des vies à la fois – une attitude suffisamment antithétique pour mériter réflexion.

Dalia Maimon Schiray examine, quant à elle, la transposition des directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de prévention et la tendance de ces dernières à privilégier les classes moyennes au détriment des groupes à faible revenu. Le cas des favelas de Rio de Janeiro suggère néanmoins une capacité collective inattendue à atténuer les effets négatifs de la pandémie, tant sur le plan de la santé que sur celui des revenus. Ces résultats, supérieurs à ceux de nombreux autres quartiers plus privilégiés de Rio, s’expliquent par les ressources développées par des communautés fortement responsabilisées, même si cela ne suffira sans doute pas à plus long terme. L’auteure souligne ainsi toute l’importance de différencier les politiques de prévention en tenant compte des caractéristiques socio-économiques et géographiques des populations concernées.

Lise Tupiassu, Ana Elizabeth Neirão Reymão et Jean-Raphaël Gros-Désormeaux examinent comment la pandémie de la covid-19 accroît les vulnérabilités résultant de l’insertion de l’Amazonie dans les réseaux globaux de production. La pandémie met en exergue non seulement la dépendance des revenus générés par les activités économiques en Amazonie de cette insertion, mais aussi le non-respect des droits fondamentaux des peuples autochtones. Les leçons tirées par les auteur·e·s sont dès lors sans appel. Face à une telle crise sanitaire, il convient reconsidérer le modèle de développement de la région pour trouver des alternatives aux formes non durables d’exploitation de la nature impulsées par le capitalisme et permettre ainsi la résilience socio-écologique des peuples autochtones.

Retour en France à la suite de ces réflexions à partir du cas brésilien : Marie Coris, Alain Piveteau, Philippe Gorry et Matthieu Montalban contribuent au débat relatif aux problèmes résultant de la délocalisation des réseaux de production dans l’industrie des médicaments. Les auteur·e·s se focalisent sur l’articulation entre sécurité sanitaire, politique industrielle et inscription dans les territoires pour revenir sur la pénurie en début de pandémie. Celle-ci apparaît comme emblématique de la fragilité d’une industrie mondialisée. En vue de dépasser les termes simplistes de l’opposition entre relocalisation et compétitivité, c’est au niveau du territoire régional que les auteur·e·s situent l’échelle la mieux adaptée à une reconstruction d’un compromis socio-productif favorable à l’objectif de sécurité sanitaire.

Comme le suggérait l’appel à contributions lancé par la Revue, la crise pandémique a montré plus généralement les limites des paradigmes dominants en sciences économiques et sociales. Elle devrait à cet égard favoriser une perspective critique. Philippe Batifoulier, Bruno Boidin, Jean-Paul Domin et Amandine Rauly présentent l’épreuve que fait subir la covid-19 à la théorie économique comme étroitement liée à la crise de la représentation politique de la santé. Ils examinent à ce titre les relations complexes entre théorie économique mainstream, santé et politique. Le cadre normatif sous-jacent à un tel programme de recherche consiste à considérer la santé comme essentiellement extérieure à l’économie et à n’examiner les dépenses de santé qu’en fonction des comportements opportunistes des agents. Face à une telle incapacité de penser les enjeux politiques et sociétaux de la santé, les auteur·e·s estiment que le monde d’après ne pourra retrouver une forme de viabilité qu’en sortant la santé de la logique mainstream.

Sans prétendre proposer un panorama exhaustif, ces contributions offrent des clés de lecture des multiples déclinaisons de la crise de la covid-19 et de la matérialité socio-économique des tensions qui s’expriment dans le capitalisme. Par leur diversité, elles reflètent l’ampleur de la réflexion provoquée par la pandémie chez les chercheuses et chercheurs hétérodoxes et pluralistes en sciences économiques et sociales. Rien d’étonnant à cela : les « grandes crises », dans le vocabulaire régulationniste, sont justement les plus susceptibles de provoquer des renouvellements conceptuels majeurs. Parce qu’elles n’offrent plus de clés pour saisir la nouveauté radicale, les « habitudes de pensée » (Veblen) héritées du passé sont questionnées et remises sur le métier pour saisir ce que cette crise offre d’inédit et en quoi elle conforte ou amplifie des dynamiques existantes. L’ambition de ce dossier est, à son échelle, d’offrir une plateforme de discussions porteuse de nouvelles formes de compréhension d’un monde en plein doute.

Un dernier point mérite précision, ayant trait aux choix éditoriaux qui accompagnent ce numéro. S’agissant d’un numéro ouvert, ses contributions paraîtront au fil de l’eau sans qu’un ordre particulier ou toute autre forme de cohérence éditoriale ne leur soient imposés du dehors. Nous avons également laissé aux auteurs le choix du genre avec lequel ils souhaitaient désigner le virus.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Christophe Graz, Pierre Alary, Agnès Labrousse, Thomas Lamarche et Julien Vercueil, « Covid-19 : L’économie dévoilée par la crise pandémique »Revue de la régulation [En ligne], 29 | 2021, mis en ligne le 21 juillet 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/regulation/17592 ; DOI : https://doi.org/10.4000/regulation.17592

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Auteurs

Jean-Christophe Graz

Professeur en relations internationales, Institut d’Études Politiques, université de Lausanne ; jean-christophe.graz@unil.ch

Pierre Alary

Maître de conférences, CLERSE, université de Lille ; pierre.alary@univ-lille.fr

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Agnès Labrousse

Maîtresse de conférences, université Picardie Jules Vernes, CRIISEA ; agnes.labrousse@u-picardie.fr

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Thomas Lamarche

Professeur des universités, université de Paris, UMR Ladyss ; thomas.lamarche@u-paris.fr

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Julien Vercueil

Professeur des universités, INALCO, CREE ; julien.vercueil@inalco.fr

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