Corps de l’article

On dénombre, en France, 7 547 Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD[1]) au sein desquels résident quelque 606 400 personnes (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, DREES, 2021). Les professionnels qui y travaillent ont pour mission de préserver la santé des résidents qui y sont hébergés. Au cours des dix dernières années, l’âge moyen des résidents a reculé (il est aujourd’hui de près de 86 ans), et leur état de santé s’est dégradé[2]. Ces établissements accueillent en effet des personnes âgées souffrant de polypathologies, notamment neuroévolutives, qui requièrent une augmentation des prises en soin et de l’accompagnement. Si la durée moyenne de séjour est de trois ans et quatre mois, la moitié des séjours en EHPAD dure moins d’un an et demi, et 82 % des sorties correspondent à un décès. La mort est donc très présente au sein de ces établissements puisqu’on estime qu’il y a en moyenne 20 décès par établissement chaque année. Elle est y souvent attendue, accompagnée, voire « interminable », (Olivier, 2015) lorsque « les fins de vie s’éternisent » (Lefebvre Des Noëttes, 2021), mais il est plus rare que la mort surprenne les soignants, et davantage encore qu’elle soit collective.

En France, dès février 2020, l’épidémie de COVID-19 a fait une irruption brutale dans ces établissements. Concrétisée par une première vague, qui s’est répandue de l’est à l’ouest du territoire, l’épidémie a concerné 64 % des EHPAD de la région Grand Est, 56 % des EHPAD en Hauts-de-France et 35 % des EHPAD en Bretagne (voir carte 1). Au total, en France, elle a causé 14 455 morts en EHPAD entre février et juin 2020, soit 47 % de l’ensemble des décès dus à la COVID-19 et recensés sur cette période.

Carte 1

Source : DREES, 2021, p. 5

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Alors que les premiers cas de personnes contaminées sont confirmés en France fin janvier, les premiers EHPAD touchés dans la région Grand Est le sont à la mi-février. Les directives nationales adressées par le gouvernement aux EHPAD datent du 11 mars 2020[3]. Elles préconisent notamment la « suspension des visites » et des « sorties collectives ou individuelles et temporaires des résidents ».

La période correspondant à la première vague a eu pour effet de générer de fortes incertitudes quant à la maladie, au soin et à son organisation. Ce sont ces incertitudes, et les manières dont les équipes de direction[4] ont cherché à y faire face, qui constituent l’objet du présent article. Dans le champ de la santé, la notion d’incertitude a été introduite par Parsons (1951), Fox (1957) et Davis (1960) qui s’accordent sur la dimension intrinsèque de l’incertitude dans toute activité médicale. Fox considère deux formes d’incertitude auxquelles il est possible de rattacher celle générée par la COVID-19 en EHPAD lors des premières semaines de l’épidémie : l’impossibilité de maîtriser l’ensemble des connaissances médicales disponibles et les limites de l’état des connaissances en médecine.

Une première partie développe les multiples dimensions de cette incertitude. La deuxième partie rend compte des manières dont les équipes de direction se sont efforcées de réduire ces incertitudes sur le plan cognitif, en s’appuyant sur un savoir médical en construction et sur leurs connaissances antérieures. Nous expliquerons ensuite (troisième partie) que les actions mises en oeuvre pour y parvenir n’ont pas uniquement reposé sur des instructions descendantes, mais aussi sur la mobilisation de ressources de proximité. Enfin, dans une quatrième partie, nous montrerons comment les équipes de direction ont travaillé à contenir l’épidémie en adaptant le fonctionnement interne des EHPAD.

Corpus, méthodologie et analyse

Cet article s’appuie sur un sous-corpus de l’enquête COVIDEHPAD[5], qui s’est attachée à étudier les impacts sociaux de la première vague de la COVID-19 (de février à mai 2020) dans les EHPAD en France. Les données analysées ici se concentrent sur 13 EHPAD localisés dans trois régions (sept dans le Grand Est, quatre dans les Hauts-de-France et deux en Bretagne). Le choix de retenir ces régions repose sur la temporalité de la première vague épidémique, en partant de l’hypothèse selon laquelle le moment de sa survenue a eu un impact sur les réponses et ressources mobilisées par les équipes de direction. Pour chacun des 13 EHPAD du corpus, les données déclaratives[6] relatives au nombre de cas et de décès liés au virus de la COVID-19 sont présentées dans le tableau 1.

Réalisés dans un format hybride (à distance ou sur le site) entre le 6 avril et le 15 octobre 2020, des entretiens semi-directifs ont été conduits par huit sociologues, dont six sont cosignataires du présent article[7], à partir d’un guide d’entretien commun adapté en fonction du profil des interlocuteurs et du contexte de l’établissement enquêté. Ainsi, l’équipe disposait d’un canevas commun qui visait à recueillir (1) les informations relatives au profil de l’enquêté, (2) le récit de ses pratiques professionnelles lors de la première vague au sein de l’établissement et (3) son ressenti relatif à cette période, notamment dans le rapport à la contamination et à la mort. Ensuite, en fonction de la profession de l’interlocuteur, de l’ampleur de l’épidémie et du nombre de décès, l’enquêteur orientait l’entretien sur les éléments saillants du discours et ceux permettant de compléter, de confirmer ou de préciser les propos déjà recueillis auprès de ses collègues.

58 professionnels ont été interviewés dans ces 13 EHPAD, dont 10 directeurs, 12 médecins (dont 9 médecins-coordonnateurs) et 8 cadres-infirmiers, sources principales sur lesquelles s’appuie cet article. Si les autres entretiens menés avec des infirmières, des aides-soignantes, des agents de service hôtelier, des psychologues et des animatrices sont peu mobilisés dans l’article, quelques-uns de leurs éléments sont intégrés lorsqu’ils permettent d’enrichir l’analyse, notamment le travail de triangulation des données.

L’analyse a été menée en plusieurs temps : premièrement, chacun des EHPAD étudiés a fait l’objet d’une analyse monographique; deuxièmement, chaque équipe régionale a mis en regard ce qui s’est passé dans les différents EHPAD qu’elle a investigués; troisièmement, des séances de travail collectives ont permis aux chercheurs de comparer les résultats entre les différentes régions et d’identifier des caractéristiques communes, mais aussi des spécificités locales.

Tableau 1

Données déclaratives relatives au nombre de cas/décès par établissement

Données déclaratives relatives au nombre de cas/décès par établissement

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Les dimensions multiples de l’incertitude

Les entretiens mettent en lumière plusieurs dimensions de l’incertitude générée par la survenue de la COVID-19. Une première dimension tient au manque de connaissances médicales et scientifiques sur le virus et ses modes de contamination, en particulier au début de l’épidémie. Une deuxième dimension concerne à la fois la nécessité, pour les professionnels, de prendre en charge des formes de fin de vie nouvelles en EHPAD (ce qui implique des pratiques médicales inédites en ces lieux) et la crainte d’une confrontation à une épidémie très meurtrière pouvant entraîner un grand nombre de décès. De ces deux types d’incertitudes en découle une troisième – l’incertitude organisationnelle –, qui se manifeste par une désorganisation des routines et la nécessité de mettre en oeuvre des procédures ad hoc.

Les incertitudes liées au virus, aux tests et aux modes de contamination

Le premier niveau d’incertitude est directement lié à l’absence de connaissances biomédicales (Fox, 1988) sur le virus et ses modes de contamination, ainsi qu’à l’absence, à l’accès restreint et/ou à la fiabilité des tests de dépistage pendant les premières semaines de l’épidémie :

Alors, on s’est aperçu très tôt, comme on était le cluster et qu’on avait malheureusement les informations comme quoi, à l’époque, ça s’appelait « coronavirus » [et] commençait à se manifester. Donc, fin février, [on faisait] des réunions pluriprofessionnelles, ou pluridisciplinaires, une fois par semaine… avec explications de ce qu’on savait à l’époque du coronavirus. […] Et puis, la difficulté, c’est de supporter l’incertitude. […] comme on n’avait pas de tests de dépistage tout de suite, ça pouvait être confondu aussi avec des pharyngites…

Médecin coordinatrice, entretien exploratoire[8], Grand Est

Durant cette première période, la restriction liée à l’accès aux tests exclusivement réalisés par l’hôpital aux trois premiers résidents d’un même établissement contaminé a constitué un frein souligné par les soignants interrogés (médecins et infirmiers coordinateurs) à la connaissance du statut épidémique des résidents. Puis, après avril 2020, lorsque ces tests ont été généralisés dans les EHPAD français, leur capacité à être un instrument permettant de mieux maîtriser la contagion a été mise en question. Nombreux sont les professionnels rencontrés soulignant l’incertitude relative à leur fiabilité, comme cette médecin coordinatrice dans la région Grand Est, dont l’EHPAD a été très touché par l’épidémie : « Même si le test est négatif, est-ce que c’est un vrai négatif ou est-ce que ça peut être un faux négatif? Nous, on garde toujours une suspicion. » (Médecin coordinatrice, Jasione, Grand Est)

Cette incertitude relative aux résultats des tests s’est trouvée accentuée par des difficultés de prélèvements, rendus complexes auprès de personnes souffrant de troubles cognitifs :

Déjà, il faut savoir que, en temps normal, il y a beaucoup de faux négatifs. La fiabilité des tests n’est pas 100 %. Et en plus, chez nous, les personnes âgées, souvent, ne comprennent pas l’intérêt de faire ce test, donc il y a des tests qui n’ont pas été faits correctement non plus, parce que la personne se débattait dans tous les sens… Ce n’était pas facile de réaliser ces tests. Donc, on a fait ce que l’on a pu, vraiment.

Infirmière, Jasione, Grand Est

Au début de la première vague, les incertitudes liées à des connaissances limitées sur le virus ont complexifié l’appréhension des modes de contamination et, par conséquent, la mise au point des « bonnes pratiques » à adopter par les membres des équipes soignantes, et aussi par les acteurs du soin « du dehors », intervenant ponctuellement au sein des établissements. Les routines professionnelles sont devenues inopérantes et ont nécessité des ajustements. Cette médecin coordinatrice a ainsi été amenée à former les ambulanciers extérieurs à son établissement :

Quand j’ai vu mes ambulanciers revenir, il y en a un qui était en train d’enlever son masque. […] J’ai dit : « Mais non, vous gardez votre masque! » Il me dit : « Mais le monsieur vient de l’hôpital, c’est bon, il a été testé. » J’ai dit : « Oui, il a été testé, mais on n’a pas le résultat. » […] Le lendemain, j’ai rappelé les ambulanciers en disant : « Eh ben, écoutez, il est positif. »

Ti Lann, Bretagne

L’incertitude quant aux fins de vie et aux décès

Si l’accompagnement des fins de vie et des décès fait partie du travail quotidien en EHPAD, la mort y est familière et attendue, bien que certaines études soulignent qu’elle reste « une mort qui échappe à tout pronostic » (Beyrie et al., 2017). L’épidémie de COVID-19 a toutefois majoré l’incertitude des modalités et des temporalités des parcours de fin de vie, des modes de survenue de la mort et des causes de décès.

Un certain nombre de personnes vivant au sein des EHPAD, en raison de leur âge avancé et de leurs polypathologies, ont davantage de risques de développer une forme grave de la maladie, ce qui accentue alors les facteurs de risque de mortalité (Piccoli et al., 2020). Pour les résidents contaminés et les professionnels de terrain, l’imprévisibilité de l’évolution de la maladie, parfois fulgurante, mais pouvant aussi donner lieu à des trajectoires de fin de vie plus lentes, tendait à accentuer l’incertitude des soins ainsi que l’accompagnement des fins de vie. « On a eu tous les cas de figure », constate la médecin coordinatrice de Ti Balan, en Bretagne. Une seconde médecin coordinatrice exprime l’absence de repères pour maintenir sa fonction soignante : « Parce que moi, j’avais l’idée que, peut-être, des personnes allaient décompenser très, très vite. Je ne savais pas. » (Médecin coordinatrice, Ti Lann, Bretagne)

Face au risque d’une « épidémie de décès », les professionnels rencontrés exprimaient la crainte d’assister, impuissants, à une « hécatombe » au sein de leurs établissements : « J’avais toutes les images qui passaient sur les EHPAD où il y avait la COVID, et c’était à peu près 30 % de personnes touchées, donc bien, moi, j’ai vu 30 cercueils, clairement. » (Médecin coordinatrice, Ti Lann, Bretagne)

Soulignons que cette incertitude face à l’accompagnement de ces fins de vie, inédites en EHPAD, a été renforcée par la difficulté, voire l’impossibilité de certains établissements, de pouvoir transférer leurs résidents vers les hôpitaux (en service de médecine ou de réanimation), ce qui a pu être vécu comme une forme d’abandon ou de « perte de chance » par les professionnels. Enfin, l’accompagnement des fins de vie au sein de l’établissement a également été soumis à de multiples formes d’incertitudes organisationnelles. En effet, le risque de contamination des professionnels par les malades ou les corps des défunts a conduit à des discussions sur les modalités de soin et de traitement des corps et sur l’identité des professionnels qui devaient s’en charger. Ainsi, certains établissements ont opté pour que l’accompagnement des résidents atteints de la COVID-19 soit réalisé par des soignants eux-mêmes « positifs ». Les toilettes mortuaires et l’habillement des dépouilles furent, tout au long de l’épidémie, l’objet de multiples décrets. Habituellement dévolus aux aides-soignantes en EHPAD – parmi lesquelles certaines leur accordent une importance symbolique et statutaire toute particulière –, ces gestes furent, dans un premier temps, interdits (décrets no 2020-1262 du 16 octobre 2020 et no 2020-1310 du 29 octobre 2020) et remplacés par une mise en sac mortuaire immédiate. Le décret no 2021-51 du 21 janvier 2021 a réautorisé la toilette et la possibilité pour les proches de voir le corps.

Réduire l’incertitude : un enjeu cognitif

Face aux inquiétudes relatives au risque de voir le virus se propager et les décès se multiplier, les équipes de direction ont rapidement mis en oeuvre des démarches visant à se prémunir de l’épidémie, puis à la contenir. Sur ce point, les stratégies diffèrent en fonction de plusieurs paramètres tels que les spécificités et contraintes propres à l’établissement (taille, contraintes matérielles et architecturales, situation géographique, dont proximité d’un centre hospitalier), les caractéristiques de l’équipe de direction, mais surtout le moment de survenue de l’épidémie.

L’effort de réduction de l’incertitude par les médecins et les équipes de direction a représenté un enjeu cognitif qui s’est traduit de deux manières différentes : d’une part, la mobilisation d’une expertise clinique et le recours aux connaissances médicales les plus récentes sur l’épidémie et, d’autre part, la mobilisation d’expériences antérieures liées aux épidémies saisonnières et la réactivation de protocoles sanitaires.

Pour les médecins, s’appuyer sur l’expertise clinique et un savoir en construction

Pour faire face aux incertitudes biomédicales, les médecins coordonnateurs, qui ont pris le relais des médecins traitants qui n’intervenaient plus au sein des établissements, se sont appuyés sur leur expertise clinique, et la recherche auprès d’acteurs du secteur sanitaire et des hôpitaux de proximité, d’un savoir médical encore en construction : « Avec les explications de ce qu’on savait à l’époque du coronavirus, comment est-ce qu’on allait s’en protéger et protéger nos résidents? On a tout de suite mis en place ce que j’appellerais un “système D”. » (Médecin coordinatrice, hors inclusion, Grand Est)

Tentant de pallier le manque de données issues de la science médicale, les médecins coordonnateurs se sont orientés vers une « objectivité dans la proximité » (Dodier, 2007), emblématique de la tradition clinique, basant leurs jugements médicaux sur l’observation, au chevet des malades, de signes ou de symptômes révélateurs d’une infection.

Par ailleurs, un travail de prévention de l’entrée du virus, d’évitement de sa diffusion et d’anticipation des trajectoires de maladie suspectées et avérées (Strauss, 1992) s’est traduit par différentes modalités de recherche d’informations, d’avis et de protocoles auprès de confrères (médecins urgentistes hospitaliers, professionnels de l’hospitalisation à domicile (HAD), infectiologues, gériatres, etc.), afin d’aiguiller les prises de décisions médicales.

Se fonder sur l’expérience des épidémies précédentes

Si les premiers établissements du Grand Est ont été touchés par des clusters dès le mois de février, les premières consignes nationales n’ont été données que le 11 mars 2020. Ainsi, durant près de trois semaines, les équipes de direction expliquent non seulement avoir été dépourvues d’informations et de consignes sur les décisions à prendre, mais également avoir dû faire face à une pénurie d’équipements de protection individuelle (masques, surblouses, gants) et de solution hydroalcoolique. Dans ce contexte, les établissements ont mis en oeuvre deux stratégies principales : un renforcement des protocoles de désinfection et la fermeture des portes aux personnes extérieures. C’est ainsi que les EHPAD Vert Bois et Rhinanthe ont devancé le confinement national, comme l’explique le directeur de Vert Bois (dans le Grand Est) :

[Ville] a été frappée la première de plein fouet début mars, et donc comme, nous, on communique beaucoup entre nous, […] même s’il n’y avait aucune consigne de nulle part d’ailleurs. Donc, nous, on a un peu anticipé, on avait fait toute une réflexion et on a fermé nos établissements très rapidement. On a limité dans un premier temps les visites et on a fermé. Je pense qu’on a fermé l’établissement, ça devait être le 7 ou le 9 mars, de mémoire, complètement.

Il convient de noter que le confinement en chambre est une pratique qui a lieu de temps à autre en EHPAD lorsqu’un ou plusieurs résidents sont touchés par un virus considéré comme très contaminant, tel que la grippe ou la gastroentérite. Si les fermetures – qui furent dans ces circonstances parfois appelées « confinements » – restent rares, cette pratique n’est pas exceptionnelle. La différence majeure a porté sur la durée du confinement, prolongé bien au-delà des usages précédents :

[On a eu] le même type de confinement sur la grippe en 2016 […]. La gastro, aussi c’était plus... pas tout le monde, c’étaient quelques chambres […]. On était quand même assez entraînés sur les protocoles […] et on a pu s'essayer déjà sur les organisations avant. Après, aussi strict, mais pas aussi longtemps, ça, c’est une certitude. Non, pas aussi strict parce que, sur la grippe, il y avait quand même des visites de familles, il n’y avait pas les deux ailes de touchées non plus […]. Après, sur les recommandations, sur le bionettoyage, ce n’était pas, si c’était pareil, c’est la durée, par contre, oui.

Infirmière coordinatrice, Ti Balan, Bretagne

Ces épidémies constituent ainsi des expériences sur lesquelles se sont appuyées les équipes de direction pour tenter de se prémunir contre l’entrée et la propagation du virus. La directrice de l’EHPAD Cardamine, dans la région Grand Est, décrit la stratégie prophylactique qu’elle a mise en place avec le médecin coordonnateur (auparavant médecin dans un service d’infectiologie), en lien direct avec les épidémies saisonnières :

On se dit qu’en fait, ce qui a dû nous sauver, c’est le nettoyage et la désinfection. Si on s’arrête, on se dit qu’aux alentours du 10 décembre [2019], on a eu nos premiers cas de gastro. […] On devait lutter contre la gastro qui était là, on l’a circonscrite et on était dans la dynamique de « préparons-nous à la grippe ». Et donc, on a revu nos protocoles […]. En février, donc là, on savait ce qui se passait en Chine, et là, on s’est dit : « Non, mais là, on va nettoyer encore mieux, parce que là, quand même! »

Pour réduire les incertitudes inhérentes à des situations déroutantes, les équipes de direction reconduisent ces protocoles sanitaires antérieurs, ressources cognitives et pratiques qui apparaissent comme des guides pour l’action en temps de crise. D’une manière générale, l’analyse du corpus montre l’activation d’une logique hygiéniste renforçant par là même la médicalisation et la sanitarisation des vies dans ces établissements. À ce stade de l’épidémie, alors que l’incertitude est multiple et omniprésente et qu’un sentiment d’urgence se développe, les professionnels exerçant au plus près des résidents (aides-soignantes, agents de services) appliquent, pour la majorité d’entre eux, les consignes de la direction, ce qui se traduit par une intensification du travail d’hygiène et une réduction du lien aux résidents. Si quelques arrangements pratiques et des « bricolages » ont pu être mis au point par les équipes de soin de première ligne, l’analyse fait apparaître nombre d’injonctions descendantes, fréquemment modifiées, émises par les équipes de direction à l’endroit de l’ensemble des professionnels en relation avec les résidents.

Agir face à l’incertitude, un enjeu de mobilisation de ressources externes

Le travail cognitif de réduction de l’incertitude mené au sein des équipes de direction a rapidement été étendu à une démarche qui s’est appuyée principalement, et diversement selon le moment de survenue de l’épidémie, sur la mobilisation de deux types de ressources externes : les directives sanitaires provenant d’institutions publiques et le soutien local émanant de leur territoire.

Les institutions sanitaires, des ressources effectives?

Les entretiens menés avec les équipes de direction dans le Grand Est témoignent d’une défiance à l’égard des autorités des tutelles et notamment de l’Agence Régionale de Santé[9] (ARS), qui, selon nos informateurs, n’a apporté aucun soutien. Tous attendaient de sa part non seulement des consignes précises, mais aussi, et surtout, un soutien matériel en termes d’approvisionnement en équipement de protection. Les propos des directions des EHPAD Cardamine et Vert Bois sont particulièrement illustratifs :

Les masques, ça a été la catastrophe. Moi, mes équipes, ils n’ont porté des masques que le lundi 31 mars, quand j’en ai eu. J’ai mon responsable logistique du CCAS[10] qui a été dans les caves des résidences autonomie et qui a ressorti les FFP2 de Bachelot[11] et qui a dit : « On en a! Bon, ils sont périmés, non, c’est l’élastique, ce n’est pas grave, allez, on en a. » […] Les surblouses, ça a été pareil, on n’en a pas beaucoup, mais on a eu des dons, là, dans le bureau de mon médecin co, il y a des cartons énormes d’une entreprise de BTP[12] qui nous a offert des combinaisons intégrales.

Directrice, Cardamine, Grand Est

Si ces éléments relatent en réalité les toutes premières semaines de l’épidémie, il s’avère qu’ensuite, l’activité des ARS s’est accentuée. Ces agences ont, d’une part, demandé aux directions des établissements de leur remonter des données quotidiennes concernant l’épidémie et, d’autre part, transmis nombre de consignes à appliquer sans délai et en permanence modifiées. Les équipes de direction expliquent être passées d’un « silence assourdissant » à une « inondation » de consignes, changeantes et parfois contradictoires, ce qui a provoqué leur colère. La directrice de Cardamine dans le Grand Est s’indigne : « L’incompétence et l’inexistence criminelle de nos autorités de tutelle! Alors, ce n’est pas possible, la présence d’une autorité de tutelle ne peut pas symboliser 20 mails par jour! » Ces propos font écho à ceux du médecin coordonnateur de Mélilot (Grand Est) : « [Trop de temps à] lire beaucoup plus les âneries des ARS, qui vous envoyaient à peu près 300 directives dans ce temps-là! »

Dans les EHPAD inclus en Hauts-de-France, et en particulier dans l’établissement Les Apes, la concertation au sein de la direction de l’établissement, s’appuyant sur les recommandations transmises par l’ARS dès le mois de février, a permis l’appropriation des protocoles d’hygiène :

Le fonctionnement que nous avons adopté pour éviter l’anarchie, pour éviter la cacophonie, tous les épisodes que nous avons appliqués, sont des épisodes qui, de toute façon, sont postérieurs, consécutifs aux envois de l’ARS ou du ministère de la Santé en direct. Vous avez des conditions, vous avez des lettres du ministère de la Santé qui arrivent en direct et vous avez les éléments de l’ARS. Jamais aucune décision de montée en charge n’a été faite en dehors, on a suivi le calendrier de l’ARS.

Infirmier coordinateur, Les Apes, Hauts-de-France

Dans ces conditions, la mise en place de protocoles d’hygiène et le port d’équipements prenaient appui sur des recommandations des autorités de tutelle tout en faisant l’objet d’un travail d’appropriation propre à chaque EHPAD. C’est ce que confirme notre interlocutrice dans cet établissement :

L’ARS a donné des directives et, après, c’est personnalisé par l’EHPAD. Il y a beaucoup de choses qui sont intitulées sous l’égide du directeur. Il y a de grosses directives qui sont données et puis, ensuite effectivement, localement, il y a des mises en place qui peuvent être différentes en fonction de la situation de l’EHPAD.

Médecin coordinatrice, Les Apes, Hauts-de-France

De manière générale, les recommandations émanant des institutions sanitaires concernaient à la fois le confinement en chambre, la gestion de la distance dite « sociale », le port des équipements de protection, ou encore les conditions des nouvelles admissions en EHPAD. Ces points faisaient l’objet de visites, auprès des équipes de direction et parfois de membres des équipes de première ligne, de médecins ou d’infirmières hygiénistes rattachés à des centres hospitaliers, au cours desquelles les autorités cherchaient à s’assurer de la mise en application des normes de pratiques en vigueur ou à conseiller les professionnels :

Et c’était bien justement pour ça que le Dr. X (gériatre) avec l’hygiéniste puissent venir, parce que comme ça, ils nous donnent des conseils par téléphone, mais tout n’est pas vu par téléphone, il y a plein de petits détails, en fait, parce que c’était pas que les soins aux résidents. Il y a aussi l’hygiène du linge, il y a aussi l’hygiène des parties communes, etc.

Médecin coordonnateur, Les Apes, Hauts-de-France

Notons que la défiance exprimée à l’égard des ARS diffère, dans son intensité, selon les régions et les établissements où ont été menées les enquêtes. La temporalité de la première vague épidémique a plus ou moins facilité les collaborations avec les autorités sanitaires et la mise en oeuvre de leurs recommandations. Pour les deux EHPAD bretons inclus, si certains manquements sont énoncés, notre analyse souligne la différence de soutien de l’ARS et de l’hôpital du territoire pour chacun de ces sites, selon les ressources disponibles au moment de la détection du premier cas de COVID-19. Au sein de l’établissement Ti Balan, où le premier cas est constaté le 12 mars, c’est la réserve sanitaire de l’hôpital qui apporte les premières ressources (conseils sur l’organisation à adopter), et l’ARS considère l’établissement comme « Covid+ » le 25 mars. Dans le second établissement inclus (Ti Lann), le premier cas de COVID-19 d’un résident survient le 20 mars, et les masques sont fournis un jour après par l’ARS, même si les équipements sont incomplets alors que les règles d’attribution étaient, à l’époque, restrictives. L’expérience de la directrice corrobore cette pluralité des ressources reçues, dont celles de l’ARS :

On a déployé vraiment une communication sur un besoin de matériel, et donc on a eu une solidarité au niveau du territoire et puis l’ARS, qui était bien au fait aussi de notre situation et qui a essayé de nous transmettre le matériel le plus rapidement possible, en fonction des dotations qu’ils pouvaient avoir. […] Après, la [direction générale] s’est organisée justement sur le côté logistique pour qu’on ne soit pas en panne de matériel, je dirais, sur l’ensemble des établissements.

Directrice, Ti Lann, Bretagne

Par ailleurs, s’appuyer sur les directives sanitaires, bien que pensées comme changeantes et parfois peu adaptées aux situations sur le terrain, a permis à certaines équipes de direction de maintenir un cadre d’action et de réduire des formes d’incertitude, même de manière provisoire :

Je pense qu’il faut vraiment rester sur du réel et appliquer les protocoles. Faire confiance aux instances qui les produisent, même s’il s’avère qu’ils ne sont pas suffisants à un moment donné, mais ça permet quand même de cadrer les choses. Il y a tellement d’anxiété, d’angoisse et de suggestivité que, s’il n’y a pas un cadre derrière, ça aurait pu être vite compliqué.

Infirmière coordinatrice, Ti Balan, Bretagne

Si le recours aux directives sanitaires a fait l’objet de pratiques différentes selon les régions enquêtées, la majorité des équipes de direction ont fait état d’une activité accrue pour répondre aux interpellations permanentes reçues dans un environnement instable (de la part des autorités, des équipes de travail, des familles des résidents, de l’environnement local, sans parler des attentes des résidents). Parallèlement, les directions mentionnent les manières dont elles se sont appuyées sur des ressources locales pour pallier l’absence, l’inadéquation ou l’insuffisance des réponses de leurs interlocuteurs habituels (l’ARS, les hôpitaux, Directions Personnes Âgées des Départements).

Mobiliser des ressources (de proximité) pour faire face à la pénurie

Tous les interlocuteurs témoignent d’un important travail d’anticipation et de recherche de ressources extérieures locales, ou parfois plus lointaines. L’essentiel de ce travail avait pour objectif de faire face au manque d’équipements de protection.

En Hauts-de-France, le directeur du groupe auquel appartient l’EHPAD Les Cateroles a anticipé la commande de masques une semaine avant le confinement en contactant directement des entreprises en Chine :

C’était un pari à un moment où on ne savait pas encore si on allait pouvoir se réapprovisionner et en avoir d’autres. J’ai trouvé des petites usines de production de masques en Chine et j’ai, en anglais, passé tout un tas de coups de téléphone pour essayer de commander des stocks de masques, et je suis tombé sur une usine qui ne faisait normalement pas d’export mais qui avait de la production disponible. On a commandé 30 000 masques, qui nous ont été envoyés par paquets de 1 000, pour pas être arrêtés par les douanes ou ne pas être réquisitionnés. Et finalement, c’est ça qui fait qu’à aucun moment, on a été en manque de masques alors qu’on l’a fait porter à 100 % des professionnels depuis le début.

Directeur général, Les Apes, Hauts-de-France

Toutefois, la majorité des ressources mobilisées par les établissements émanait du territoire local, comme au sein de l’EHPAD Veugels, en zone rurale, dont le directeur a sollicité les entreprises du territoire pour bénéficier d’équipements de protection :

On a été très aidés par les entreprises locales et les petits commerçants, on a senti une grande solidarité. Des gens de l’extérieur, de la commune, des élus… sont venus nous apporter des blouses, des masques, des surblouses, des gants, du gel hydroalcoolique, notamment au début de la crise, alors que l’ARS était dans l’incapacité de nous les fournir.

Directeur, Veugels, HDF

Au sein d’un EHPAD breton où le virus a été identifié avant la mi-mars, la recherche active de ressources, principalement matérielles, résulte de l’absence de réponse de l’ARS :

Ils [l’ARS] ont bien entendu qu’on avait besoin, qu’on avait besoin! Mais on n’a rien vu arriver. On a dû se débrouiller seuls. Il faut le dire. Pas tout seuls parce que l’extérieur a été très concerné : ils se sont mobilisés, et on a pu avoir des aides par tous les biais.

Infirmière coordinatrice, Ti Lann, Bretagne

Parmi les ressources mobilisées, on observe un recours aux directions générales des organismes gestionnaires et des soutiens des acteurs locaux du territoire (municipalités, entreprises privées, établissements scolaires, etc.) pour pallier les manques et anticiper la gestion des stocks de fournitures.

Adapter le fonctionnement interne, un enjeu organisationnel

La confrontation à l’épidémie a nécessité la mobilisation inhabituelle de ressources, mais elle a aussi amené les professionnels à s’adapter rapidement aux contraintes nouvelles liées à cette crise sanitaire. Comme dans d’autres secteurs de la société, cette crise sanitaire a également été une « crise organisationnelle » (Bergeron et al., 2020) qui a fortement modifié le fonctionnement de ces établissements, comme en témoignent la réorganisation des espaces et le profond réaménagement de la division du travail entre professionnels.

Réorganiser les espaces

L’une des adaptations a concerné la réorganisation des espaces. L’analyse montre des pratiques différenciées selon les établissements, dont des espaces dédiés ou le maintien de la distribution antérieure. Certains EHPAD ont mis en place des « zones COVID ». L’objectif était d’isoler les résidents contaminés dans des secteurs dédiés, de manière à limiter la propagation du virus au sein de l’établissement. Citons l’exemple de l’EHPAD La Chicorée, où trois zones distinctes ont été créées :

On a trois unités. La plus grande, 55 lits, est la seule à avoir été touchée. On a fait les prélèvements dans les autres, mais on n’avait pas de cas, on n’a jamais eu de cas. Ça s’est vraiment resté localisé à une unité de 55 lits. Et dans cette unité on a, dans un couloir, rassemblé tous les patients atteints de la maladie COVID, et un autre couloir a été consacré aux contacts, c’est-à-dire aux voisins de chambre ou à des gens qui étaient considérés comme contacts des premiers.

Médecin coordonnateur, La Chicorée, Hauts-de-France

De même, dans l’EHPAD Les Catroles, une « zone COVID » a été mise en place à la suite des premiers résultats positifs :

On a testé cinq résidents, et dans les cinq, trois ont été testés positifs. Et on a créé un petit secteur COVID, parce qu’en fait le hasard a fait – le hasard ou pas, d’ailleurs on saura pas vraiment – mais a fait que c’était les quatre studios quasiment côte à côte. Mais bon, le virus ne passant pas à travers les portes.

Directeur, Les Catroles, Hauts-de-France

Toutefois, la possibilité de créer des zones de protection a posé un certain nombre de difficultés d’ordre logistique avec, en premier plan, la difficulté de « déménager » les résidents. En effet, si des « zones COVID » ont pu être créées dans certains établissements, c’est d’abord en raison du caractère localisé des contaminations, ou de la configuration architecturale des lieux, qui permettait le déménagement des résidents de manière régulière. Dans d’autres EHPAD, la configuration des espaces et/ou la propagation du virus à l’ensemble de l’établissement ne permettaient pas la création de « zones COVID ». La non-création de secteurs spécifiques a par ailleurs été justifiée par certaines directions qui souhaitaient maintenir la chambre individuelle comme lieu de vie, un chez-soi protecteur et un repère pour les résidents (Ferreira et Zawieja, 2012) :

On nous demandait d’avoir une zone dédiée COVID, ce que la [direction générale] a décidé de refuser de faire parce que les chambres des résidents, c’est leur lieu de vie, et si on les enlève de cet espace-là, il y a aussi une perte de repères, donc on l’a pas fait.

Directrice, Ti Lann, Bretagne

Les propos de la directrice traduisent non seulement la volonté de respecter l’intimité des résidents, mais également une forme d’inquiétude liée au risque vital que pourrait engendrer, pour des résidents fragiles, une perte de repères. En effet, au cours de l’enquête, plusieurs informateurs ont mentionné que des résidents pourraient décéder non de la COVID-19, mais d’un syndrome de glissement ou de désadaptation[13] qu’un changement brutal d’environnement de vie risquerait d’accentuer.

L’adaptation organisationnelle a ainsi concerné un premier niveau : celui de la reconfiguration spatiale des établissements. Elle a été plus ou moins facilitée par le degré de propagation du virus et l’architecture des bâtiments. Le second niveau d’adaptation organisationnelle identifié a porté sur la division du travail des professionnels de première ligne.

Repenser la division du travail entre professionnels

Le contexte d’incertitude a conduit les équipes de direction à réorganiser la division du travail, de manière plus ou moins concertée avec les soignants de première ligne. La fermeture de certains espaces de vie comme les Pôles d’Activités et de Soins Adaptés (PASA)[14], la suspension d’activités professionnelles ou bénévoles jugées risquées en termes de contamination (animation, soins esthétiques, kinésithérapie, etc.), comme l’intensification du travail d’hygiène et de désinfection, ont provoqué d’importantes modifications de pratiques. D’importants « glissements de tâches » ont été observés entre les différentes fonctions du soin (paramédicales, d’hygiène, de confort et d’accompagnement).

L’élément caractéristique de ces glissements peut être compris comme une conséquence du renforcement de la composante « médicale/cure », qui va concerner tous les professionnels soignants. Pour éviter la multiplication de leurs passages dans chaque chambre et réduire les temps d’habillage/déshabillage et de désinfection, les aides-soignantes ont été amenées à distribuer les médicaments, à surveiller des constantes vitales des résidents (prise de tension artérielle et de température, saturation en oxygène…), actes jusqu’alors réalisés par des infirmières. Face au risque de la propagation d’un virus alors peu connu et à la crainte d’une vague de décès, c’est la préservation de la « vie incarnée » (Giraud et Lucas, 2011), relative aux aspects physiologiques de l’existence, qui a prévalu, au risque de délaisser les dimensions d’accompagnement de la « vie vécue » des résidents, étroitement liée au maintien de liens sociaux et familiaux. Le biologique a pris le dessus sur le biographique (Fassin, 2018). L’analyse fait apparaître un recentrement sur les seules pratiques de soin jugées indispensables : « On s’est centré sur les besoins premiers. » (Infirmière coordinatrice, Ti Balan, Bretagne) Ce qui importe est la prise régulière des constantes vitales, l’évaluation et la réduction des douleurs, ou encore les signes cliniques de l’évolution du mourir.

Dans un contexte d’urgence qui dure, les métiers les plus éloignés des soins du corps et de l’hygiène sont ceux qui ont le plus « glissé ». Les rôles des animateurs et animatrices, des psychologues, des ergothérapeutes, ou encore des assistantes de soin en gérontologie (ASG) ont en effet été largement transformés.

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Ce texte donne à voir les différentes dimensions de l’incertitude en EHPAD au cours de la première vague de contamination, liées à l’absence de connaissances médicales et scientifiques sur le virus, ainsi que leurs incidences sur le travail de care, de prise en soin des fins de vie et de gestion de la mort. Dans ces lieux de vie et de soin des personnes âgées souffrant de polypathologies, la réduction de ces incertitudes multiples devient un programme de travail permanent porté par les équipes de direction. Face à la nécessité d’agir au quotidien, les directeurs, les médecins coordonnateurs et parfois les cadres infirmiers ont été amenés à fournir des réponses en temps réel. Alors que les premiers ont oeuvré à pallier la pénurie de matériel de protection, les seconds ont mené un travail de veille, d’actualisation et de diffusion des connaissances médicales et scientifiques progressivement stabilisées au sein de leurs équipes, tout en composant avec des formes d’ignorance toujours présentes (clinique de la maladie, fiabilité et accès limité aux tests, modalités et temporalités des décès). En réponse au défi d’assurer la continuité du fonctionnement des maisons de retraite et de tenir à distance le risque d’une hécatombe, ces équipes de direction se sont appuyées sur deux ressources complémentaires : l’expertise clinique acquise au sein de leur réseau de pairs et les expériences d’épidémies précédentes survenues au sein de ces EHPAD.

Si la réduction de l’incertitude cognitive a été un enjeu majeur, deux autres enjeux ont émergé : celui de la mobilisation de ressources externes et celui de la fabrique d’ajustements organisationnels internes. Concernant le premier (les ressources externes), les nombreuses directives sanitaires reçues des autorités ont pu donner un cadre à l’action. Les équipes soulignent cependant l’inadéquation, plus ou moins forte, de ces directives aux contextes locaux, tant en matière de synchronisation et de pertinence des réponses apportées (dotation en matériel de protection) que de faisabilité de l’application des protocoles reçus. De ce fait, les EHPAD ont dû trouver des ressources de proximité auprès de partenaires plus réactifs à l’urgence de la situation (hôpitaux locaux, communes, voisinage, entreprises, écoles de formations paramédicales). Sur le plan des ajustements internes, la réduction de l’incertitude s’est traduite par la réorganisation des espaces collectifs. Si la fermeture des salles à manger et des salles d’activité a été communément requise et majoritairement appliquée, c’est la création de zones réservées aux personnes souffrant de la COVID-19, demandée par les ARS, qui a été diversement adoptée, en fonction de l’architecture et des positionnements éthiques adoptés par les équipes de direction. De plus, la nécessité d’assurer la continuité du soin et de l’accompagnement des résidents a conduit à des modifications de la division du travail entre différents professionnels de première ligne. Les chambres des résidents sont devenues les lieux principaux où s’est déployée l’activité des professionnels de santé, mais aussi de services et d’accompagnements. Pour limiter la multiplication des déplacements de professionnels, risquée en termes de contamination, un glissement de certaines tâches, jugées indispensables en matière de veille sur les états de santé, est devenu temporairement possible entre infirmières et aides-soignantes (préposées aux bénéficiaires). En contexte d’urgence, il a été étendu à d’autres professionnels pour la toilette et l’aide aux repas (animatrices, cuisiniers, agents d’entretien).

Progressivement, du fait de la durée de la fermeture des établissements lors de ce premier confinement, de nouvelles incertitudes, sources de préoccupation pour les équipes de direction, ont pu être identifiées. D’une part, face aux demandes formulées par des résidents ou des membres de leur famille, il a fallu répondre à de nouvelles attentes relationnelles et d’animation, visant à compenser les effets observés ou potentiels de la distanciation relationnelle et de l’isolement induits par le confinement. D’autre part, la toute fin de la première vague a été marquée par une nouvelle forme d’incertitude. Celle-ci portait sur les conséquences des mesures prises pour contrôler l’épidémie sur la santé psychique des résidents. Un nouveau risque sanitaire s’est fait jour pour les professionnels : celui d’être confrontés à des phénomènes de désadaptation accrus ou au syndrome de glissement et de décès prématurés des résidents dont l’état de santé était jugé plutôt stable en amont de l’épidémie.

Ainsi, ce n’est pas seulement la dimension biologique de l’épidémie qui apparaît comme une menace vitale pour des personnes âgées fragiles, mais aussi ses conséquences sociales et psychologiques. Ces préoccupations, dont les directions se sont faites l’écho, résultent le plus souvent d’alertes provenant des soignants de première ligne. Des analyses complémentaires permettraient de rendre compte des manières grâce auxquelles, lorsque le sentiment d’urgence vitale s’est réduit, les professionnelles de première ligne ont pu, de manière variable, faire entendre leurs difficultés à exercer leur travail dans ces conditions et rendre visibles les arts de faire qu’elles ont composés en situation, parfois peu visibles aux yeux des équipes de direction.