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Reprises

Coronavirus : Nous sommes tous mortels. Du signifiant vide à la nature ouverte de l’histoire

Rita Laura Segato
Traduction de Muriel Armijo Cabrera

Résumés

Le problème qui reste est : comment garantir que cette expérience reste enregistrée dans les discours du temps post-pandémie et continue d’être audible pour, de cette manière, éviter le retour de la fiction de normalité et d’inaltérabilité qui nous capturait ? Comment retenir l’expérience d’un désir qui, du moins pendant cet intervalle, s’est acheminé librement vers d’autres formes de satisfaction et de réalisation ? Il y aura des forces habiles, très bien instruites, étudiant le sujet pour clôturer cette mémoire, la bannir, l’interdire, pour de cette manière garantir la continuité d’une « normalité » que la pandémie avait interrompue. Comment nous préparer pour que l’oubli ne survienne pas ? Mais aussi, comment éviter que la perte de l’expérience accumulée en 2001 ne se produise à nouveau ?.

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Texte intégral

Texte publié dans Grimson A., (ed.) El Futuro después del COVID-19, Buenos Aires, 2020, pp. 76-88.

Que la pandémie illumine

La différence

Ce que c’est, ce que ce n’est pas, et là où nous conduit la pandémie

1Un nombre significatif de textes a circulé ces derniers temps, nombre d’entre eux écrits par des auteurs influents. Ils tentent de rendre compte de deux différents aspects de la pandémie qui nous afflige. Un groupe d’interprétations parie sur ce qui pourrait avoir été à l’origine du virus, se divisant entre celles qui adhèrent à la théorie du complot et celles qui, sans forcément le savoir, prolongent ce que Marx appelait déjà la « rupture métabolique », ou le déséquilibre de la relation entre les êtres humains et la nature.

2Je m’intéresserai ici à l’autre ensemble d’interprétations, à ce qu’elles disent au sujet de la signification et de l’utilisation future de la pandémie. Chacune d’entre elles dérive — et a comme présupposé — en un projet politique et un système de valeurs qu’elle défend.

3Personnellement, je vois le Covid-19 comme Ernesto Laclau a vu la figure de Perón dans la politique argentine : un « signifiant vide », vers lequel divers projets politiques ont tendu leur filet discursif. Je le vois également comme un événement qui donne naissance à un « effet Rashomon », évoquant ici la manière dont les sciences sociales ont utilisé le thème du film classique de Kurosawa : un même crime raconté à partir de quatre perspectives aux intérêts différents. Mais surtout, je le vois comme une situation de ce que Lacan a appelé « irruption du réel ». L’imaginaire qui attrape notre vision du monde, ou la grille à travers laquelle nous filtrons les entités qui feront partie de notre perception, est une fine toile qui nous enveloppe. Au-delà de celle-ci se trouve le « réel », pour utiliser le terme de Lacan : la nature quelle qu’elle soit, y compris notre propre nature.

  • 1 Je remercie ma fille Jocelina Laura de Carvalho Segato pour les incomptables heures de conversation (...)

4Le virus n’est rien d’autre que, justement, un événement du dédoublement de cet autre plan, l’histoire naturelle, la marche hasardeuse de la nature, ses éventuels dédoublements, sa dérive. Des organismes se consolident, durent et disparaissent. Notre espèce poursuivra également ce destin incertain ou bien, par une chance improbable, elle aura la longévité du cafard — bien que cela semble difficile, car le cafard se caractérise par son besoin de peu. Il est important d’intégrer l’idée que, quand bien même ce virus serait le résultat de la manipulation humaine en laboratoire ou comme c’est certainement le cas, une conséquence de la manière abusive dont l’espère humaine a traité son environnement, également et de toute manière, il s’agirait d’un événement de la nature. Pourquoi ? Parce que nous faisons tous partie de cette même nature et, bien que nous soyons capables, en tant qu’espèce, de manipuler des micro-organismes et de provoquer l’arrivée d’une nouvelle ère comme l’est l’anthropocène, nous avons là notre place, nous faisons partie de cette scène que nous appelons « nature ». Notre interaction biochimique appartient et joue un rôle sur une scène tout intérieure au grand nid que nous habitons, malgré la pression de la pensée occidentale pour nous sortir de cette position contenue, interdépendante et dépendante. Il ne nous est pas facile de penser ainsi, parce que nous sommes dans la logique cartésienne duelle sujet-objet, tête-corps, esprit-substance corporelle. La chosification et l’externalisation de la vie sont notre mal1.

5En faisant cette manœuvre, la pensée occidentale supprimait deux inconvénients. L’un d’entre eux est la temporalité de la vie, avec le dérapage inhérent et la limite qui s’interpose à la tentative de l’administrer. Le temps, qui n’est autre que le temps des organismes, de la Terre elle-même comme grand organisme, et de l’espèce elle-même comme une partie de ce grand utérus terrestre, défie l’omnipotence de l’Occident, son obsession d’administrer les évènements, ce que j’ai appelé ailleurs sa névrose de contrôle. L’autre obsession de la pensée coloniale-moderne, occidentale, consiste à nous situer, en tant qu’espèce, dans la position d’omnipotence de qui sait et peut manipuler la vie, la manœuvre cartésienne visant à formuler la res-extensa, la vie chose, et à nous catapulter en dehors de celle-ci. C’est pour cela que, face à cette pandémie, nous avons l’opportunité de nous sauver cognitivement de ce piège et de parvenir à comprendre que, quand bien même il serait l’effet de notre interférence, le virus qui nous rend malades est, de toute manière, un événement naturel, de ce devenir sinueux et imprévisible qu’est le temps. Et il l’est parce qu’il est le résultat d’une interaction à l’intérieur du règne de la nature, de cette scène dont nous faisons partie. Le passage d’un virus de l’animal à l’humain doit se lire de cette manière, qui nous resitue dans cette position qui veut que nous fassions partie d’un monde naturel avec ses hasards, que souvent nous croyons dominés. Une prédisposition bien distincte pour la vie et pour l’inévitable de la mort surgit d’une conscience qui accepte d’être une partie subordonnée à l’ordre naturel. L’extériorité cartésienne, loin d’être universelle, conduit à un vice de lecture propre à l’Occident, et a des conséquences.

6L’autre grand thème est celui du futur, lié également à la dimension anarchique du temps. Les trois images dont je parle me permettent d'avancer qu’un grand désarroi est survenu dans le monde face à ce fléau étrange à la conduite archaïque. Face à ce désarroi, les trois images que je lui attribue : son absence de signifiant et d’intentionnalité propres, sa provocation Rashomon et sa réalité radicale et indépendante de nos paris, me permettent de parler d’une bataille future pour l’imposition d’un ordre à ce désarroi. Et tout pari téléologique cache un discours de suprématie morale, et tout discours de suprématie morale a une vocation autoritaire. Qui aura alors l’autorisation de le raconter dans le futur, pour utiliser l’expression d’Edward Said, ou qui détiendra le droit de raconter, usant ici les mots d’Homi Bhabha ? Alors que ces trois figures théoriques nous permettent de prévoir qu’il y aura une bataille pour décider quels réseaux de signifiants, quels discours et quels récits seront capables d’attraper l’événement qui nous défie, pour installer ainsi les politiques qui donneront forme au monde dans l’après ? Cependant, comme je l’ai déjà argumenté, l’unique utopie ayant survécu aux échecs « révolutionnaires » successifs dans leur tentative de réorienter le chemin des peuples, est l’absolue imprévisibilité du futur : nous ne savons jamais où ni comment soufflera le vent de l’histoire. La seule chose qui nous reste, c’est de faire notre part, en accord avec nos convictions et responsabilités.

7Nous avons déjà vu arriver le préambule du conflit à nos portes ces derniers jours, et ce texte-ci y est inévitablement aussi inclus. De nombreux filets de sens se sont tendus pour attraper le temps de la nature. Pour commencer, nous avons assisté à la divergence entre deux grands analystes, comme le sont Slavoj Zizek et Byung-Chul Han : utopie et dystopie en confrontation, deux présages parallèles. À partir de là, des centaines d’attributions de signifiants ont circulé dans de nombreux textes, mais le virus les a dépassées dans leur incertitude par le désarroi dans lequel il a plongé l’humanité. Il est très important de le remarquer, car cela nous conduit vers l’ouverture de l’histoire, son imprévisibilité et l’acceptation des limites implacables imposées à notre capacité de la contrôler, de l’organiser. Le virus rend compte de la vitalité et de la constante transformation de la vie, de son caractère irréfrénable. Il démontre la vitalité de la nature, avec nous en son sein. Il a montré une réalité qui nous excède et dépasse tout volontarisme. L’Occident se confronte ainsi avec ce qui constitue la difficulté suprême du monde colonial-moderne, parce que la finalité par excellence du projet historique euro-centrique est la domination, la chosification et le contrôle de la vie. Traquer et bloquer tout imprévu, toute improvisation a été sa tentative et son relatif triomphe progressif.

8Le virus, et tous ceux qui l’ont précédé et viendront plus tard, présente une liberté qui fait trembler cette proposition civilisatrice, plus encore que sa propre mort. Une liberté inconnue. Cela étant, l’ordre du jour a seulement pu être de se replier pour « retirer l’eau du poisson », laisser le nouvel être sans hôte, jusqu’à ce que sa dangerosité veuille « prendre la courbe » et, ou, qu’apparaisse un vaccin fabriqué par le rôle que nous jouons dans cette grande scène : la scène environnementale. Ce que nous savons sert, mais davantage qu’un contrôle, cela indique une « adaptation », une flexibilité et malléabilité des comportements, et une capacité de réponse qui fait partie d’un même drame, dont nous sommes une part. Cet être minuscule donne une grande leçon à l’Occident.

9L’impact initial et incontestable du virus a été difficile et escamoté dans le discours des médias, parce que son entrée en scène a été franchement démocratique. Il a attaqué en premier lieu et avec force les deux plus grandes puissances du monde, et la riche et confortable Europe. En ce moment même, il ridiculise Big Apple et l’ensemble du monde soi-disant « développé », en démontrant qu’il lui manque de ce qu’il paraissait avoir : la capacité à assurer la sécurité de sa population et celle d’assurer le soin massif et général de ses habitants. Il a attaqué les nobles, les politiques de haut rang et les entrepreneurs de corporations puissantes. Il a fait de surprenantes pertes parmi les élites cosmopolites. Devant la caméra médiatique elle-même, il a montré au monde entier que, sans nul doute, nous sommes tous mortels. Il s’est comporté comme un migrant à qui personne ne posait de barrières. Il a conduit Henry Kissinger lui-même à parler de la fin de l’hégémonie nord-américaine.

  • 2 L’auteure fait ici référence au coronavirus comme à « la peste » terme dont l’usage est, en Argenti (...)

10Il est possible d’affirmer que, du moins pour un temps, le virus, évènement de la nature, a donné une leçon démocratique. En Amérique latine, pendant ce temps, il est possible de deviner une terreur impatiente et à peine remise en question, une vérité prononcée à demi-mot sur ce que nous savons de ce qui pourrait arriver quand le virus, finalement, fera tomber la frontière qui blinde l’inclusion de l’exclusion. Qu’arrivera-t-il quand il « traversera les voies » massivement et fera son entrée, avec toute sa force, irrépressible, parmi les pauvres ? Jusqu’à présent, sur notre continent, du fait de la quarantaine, l’exclusion pénalise ceux qui vivent rigoureusement au jour le jour en raison de leur besoin de revenu quotidien, mais ce n’est pas sur leur terrain que la peste2 s’est fait sentir avec le plus de force pour l’instant. Qu’arrivera-t-il quand il enveloppera de plein fouet l’espace des entassés ? Nous n’avons pas encore vu cela, bien qu’ici, une digression sur le cas particulier de Guayaquil semble adaptée. J’ai eu l’occasion de visiter cette ville et ses alentours, et je crois que du fait de sa frange portuaire étendue où mouillent les pêcheurs, mais aussi les contrebandiers et les trafiquants, il est possible de dire qu’on trouve là une population nombreuse qui, tout en étant pauvre, est également cosmopolite. Cette rare conjonction entre pauvreté et cosmopolitisme me semble être à l’origine de la vulnérabilité saisissante de cette ville.

11Revenant à la futurologie pratiquée par des auteurs notables, les tentatives de capture ont été, jusqu’à présent, au moins les suivantes :

  • Le virus rendra possible l’effondrement de l’illusion néolibérale et l’abandon de l’accumulation égoïste, parce que sans solidarité et sans États pourvoyeurs, nous ne pourrons pas nous sauver. Sans un État qui garantisse la protection et l’attribution de ressources à ceux qui en ont le moins, il ne sera pas possible de continuer la vie. La posture, dans ce cas, est que nous comprendrons qu’il est nécessaire de placer l’accumulation à la disposition des gens qui en ont besoin pour survivre, et les gouvernants seront, dans le futur, amenés à désobéir au précepte fondamental sur lequel repose le capitalisme.

  • Le deuxième pronostic, annoncé par la science-fiction dystopique, pourrait se décrire comme « agambenien ». Nous y serions en train d’entrer dans un laboratoire d’expérimentation à grande échelle permettant d’espionner la population mondiale à partir des moyens de contrôle digitaux et de l’intelligence artificielle, grâce à de nouvelles technologies infaillibles. Des informations seront collectées sur chacun des vivants et la menace d’un état d’exception de magnitude inconnue désolera l’humanité.

  • Des gouvernants comme Trump et Bolsonaro semblent adhérer, sans l’énoncer de manière réflexive, à une troisième prédiction en lien avec le non-dit sur le massacre attendu quand le virus traversera la grande frontière avec les bidonvilles et les favelas. Un sous-texte de leur discours et de leur agir semble acquiescer à l’extermination des excédentaires du système économique, se plier à la loi de la survie du plus fort, du plus apte. Une perspective néo-malthusienne et néo-sociale-darwiniste se fait présente ici, une idéologie totalitaire — dans la définition d’idéologie de Hannah Arendt — dont la valeur affirme que qui n’est pas adapté à la survie dans des circonstances déterminées, ou qui pourrait porter préjudice au projet national tel que le définit la perspective du pouvoir, devra périr. Le virus, à partir de cette idéologie, s’enchevêtre avec la « solution finale » caractéristique du totalitarisme : ce qui ne sert pas, dans le sens qu’il ne prête pas de service à une doctrine, ne doit pas vivre. Cette posture — qui est idéologique et répond au projet politique d’un secteur d’intérêts — ne doit pas être confondue avec une approche comme celle de l’Allemagne par exemple, qui diverge dans la stratégie de la quarantaine rigoureuse et l’extinction du virus à travers la restriction absolue d’hôtes humains, en permettant la circulation de personnes et en misant sur le déclin naturel de la puissance infectieuse du virus par l’augmentation de l’immunité humaine. Cette dernière approche n’est pas identique à la proposition du néo-darwinisme social, parce que les États qui la proposent, comme l’Allemagne et la Suède, disposent d’une offre de service et d’équipements médicaux plus importante pour réduire la létalité du virus. Même ainsi, des controverses ont déjà surgi sur le pari du développement naturel de l’immunité humaine, qui sans nul doute met en péril la vie de nombreuses personnes, et les pays qui ont adopté cette stratégie sont en train de l’abandonner.

  • La quatrième interprétation s’attache à l’importance de l’approche guerrière et des attitudes fascistes qui lui font suite. On s’entraîne ainsi à agir sur le principe de l’existence d’un ennemi. La frénésie de l’ennemi pointe à l’horizon. Toute politique fondée sur la présomption de l’existence d’un ennemi commun tend nécessairement au fascisme. L’inimitié et le bellicisme deviennent la raison d’être de la politique. Le virus sert aux forces de sécurité pour agir dans cette perspective et des logiques punitives et d’extermination se déchaînent. Une partie de la population, dont le profil — parmi les politiques et les citoyens — a ces mêmes caractéristiques, s’est intégrée aujourd’hui dans cette lecture de la pandémie. Il y a une quantité d’exemples d’expression d’hostilité et d’agressivité extrême contre des voisins qui travaillent dans des hôpitaux, qu’ils soient médecins ou infirmiers, contre des personnes arrivées de l’étranger et contre des personnes malades. La fureur et la haine envers toute personne associée à la peste sont généralisées dans les secteurs réactionnaires de la société, qui prétendraient, dans le futur, imposer cet ordre social face à ce qu’ils peuvent définir comme une « menace publique » : les malades, les migrants, les non-Blancs, les délinquants, les immoraux, etc.

  • La cinquième prédiction affirme qu’au final, il faudra se convaincre, et l’idée s’en imposera à tous, que la Terre, sous n’importe lequel des noms qu’elle reçoive, nous a démontré ses limites, démontrant que l’exploitation industrielle de la nature nous conduit au suicide. Riches et pauvres, selon ceux qui pensent ainsi, nous aurons tous appris ce que les peuples indigènes nous ont tant de fois répété : « Nous ne possédons pas la terre, c’est Elle qui nous possède ».

  • Une sixième posture est celle selon laquelle le virus est venu imposer une perspective féministe sur le monde : rattacher les nœuds de la vie communale avec sa loi de réciprocité et d’aide mutuelle, approfondir le « projet historique des liens » avec sa finalité idiosyncratique de bonheur et de réalisation, récupérer la politicité du domestique, domestiquer la gestion, faire en sorte qu’administrer soit équivalent à prendre soin et que le soin soit la tâche principale. C’est cela que j’ai appelé ces jours-ci un « état maternel », en tant que distinct de l’état patriarcal, bureaucratique, distant et colonial dont notre histoire nous a habitués à nous méfier.

Déconvenue de l’omnipotence et lucidité de la précarité

  • 3 Note de la traductrice.

12Soyons honnêtes : tous ces paris peuvent être parfaitement convaincants, selon le projet historique auquel on adhère et les intérêts qui nous représentent. Tous sont également intéressants et intelligents, mais ils sont tous omnipotents, au le sens où ils prétendent d’avance gagner à la roulette du temps. Ils souffrent tous de la névrose de contrôle de l’Occident dans son effort pour recadrer l’histoire dans une voie prévisible. Ils montrent l’incapacité à être qui est inculquée, évoquant ici inévitablement le sauvetage de la puissance du temps dans son écoulement entrepris par notre philosophe, Rodolphe Kush, quand il a substitué l’être andin à l’être heideggérien [en castillan, estar est « être » dans l’impermanence3].

13Des problèmes qui existaient déjà se montrent exacerbés et sont devenus plus visibles, ils ont affleuré et ont gratté une surface à laquelle, auparavant, ils n’avaient pas accès. Le projet historique du capital et sa structure manifestent ce que j’ai appelé un « projet historique des choses » — en tant qu’opposé au « projet historique des liens » — qui avait interdit efficacement la conscience de la finitude. Il fallait situer la mort sur une planète différente. Mais aujourd’hui nous avons des grandes funérailles médiatiques, ce sont des centaines de cercueils exposés de manière impudique. Il est possible que cela dévie notre désir dans une autre direction que celle dont nous avons l’habitude : quelle importance pourraient avoir les marques, face à la présence de La Mort dans le quartier ? Mieux vaut nous mettre à l’aise. Finalement… !

14De plus, il se trouve que les plaies sont toujours bibliques, pédagogiques, donneuses de leçons. Tout d’un coup, il est possible de se demander si l’ordre institutionnel et l’usine économique à laquelle il répondait n’étaient pas fictifs, si l’univers que nous habitions ne souffrait pas déjà d’une précarité insoutenable. Plus que les morts qu’elle provoque — étant donné que les décès, les mortalités, nous en avons déjà vu beaucoup, sans qu’ils arrêtent le monde pour autant — c’est le désarroi, le dérapage et l’imprévisibilité que la créature microscopique a introduits qui viennent déranger la crédibilité du système. En démontrant, par exemple, que la réalité peut pratiquement être changée « d’un trait de plume » présidentiel. Faites place à une pédagogie citoyenne : rien n’est inamovible, tout peut être altéré avec suffisamment de volonté politique. En matière de gestion de la vie, nous constatons qu’il est possible de transformer le monde en un grand laboratoire dans lequel se réalise une expérimentation prodigieuse. Et c’est cela qui fait trembler le sol des propriétaires de la planète.

15Que personne ne vienne nous dire maintenant qu’il « n’est pas possible d’essayer d’autres manières d’être en société » ou d’autres manières d’administrer la richesse : on peut arrêter la production et on peut arrêter le commerce. Nous sommes en présence d’un acte de désobéissance phénoménal sans pouvoir deviner quel sera le chemin de sortie. Le monde s’est transformé en un vaste laboratoire où une expérimentation semble être capable de réinventer la réalité. Il est révélé, tout d’un coup, que le capital n’est pas une machinerie indépendante de la volonté politique. Bien au contraire. Nous sommes maintenant face à une évidence que les maîtres de la richesse et leurs administrateurs ont toujours cherché à cacher : la clé de l’économie est politique, et les lois du capital ne sont pas les lois de la nature. Nous sommes face à un État d’exception sans précédent et inversé, lequel a appuyé sur le levier suspendant le fonctionnement de la grande usine que nous confondions avec l’ordre divin. Un pseudo ordre divin, une imposture dont la parfaite métaphore est le fameux veau d’or biblique, le faux dieu qui a désorienté le peuple d’Israël dans sa traversée de Canaan : une grande plaie est survenue pour installer un faux dieu à la place du vrai. Le capital est le faux dieu, la Terre Mère est le vrai. Et ainsi sont les mythes dans la grande épistémè de l’espèce : ils guident toujours notre lecture du présent.

L’ici et maintenant : la trame de la réciprocité communale récupérée

16Protéger la vie, prendre soin d’elle dans un ici et maintenant et peu importe comment, dans un présent absolu, c’est tout ce qui importe. Ce n’est pas le cas des pronostics et des déclarations de principe et d’intention morale, puisque — comme je l’ai argumenté ailleurs — dans cette phase apocalyptique du capital, le discours de persuasion morale est devenu inoffensif face à la pédagogie de la cruauté qui a été injectée dans nos cœurs et nos consciences avec l’antidote hyper efficace annulant la perception empathique de la souffrance de l’autre. De plus, les grilles futures basées sur une idée générale supposée du bien sont risquées : toute faille dans la clause que nous aurons établie entraînera la fissure de la construction entière ; toute déception nous paraîtra pouvoir démolir la structure que nous aurions précautionneusement édifiée. Il est dangereux de travailler sur la prédiction, car nous n’avons aucune donnée claire ni sur le présent ni sur le futur. Nous ne connaissons pas avec précision ce qui nous menace. Ce qui est important c’est d’apprendre à être [estar], prendre soin autant que possible et supporter le sol en mouvement sous nos pieds. J’ai suggéré ailleurs qu’une politicité en termes féministes sera plus adaptée à ce type de contingence dans laquelle sauver la vie est tout ce qui compte.

  • 4 En référence à Alberto Fernández, président de l’Argentine. (Note de la traductrice)

17Dans de nombreux textes, j’ai présenté l’État comme la dernière étape de l’histoire du patriarcat. J’ai dit que quand la tâche politique masculine cesse d’être l’une de deux tâches politiques, et l’espace où elle s’exerce cesse d’être l’un de deux espaces – le public et le domestique, chacun avec son propre style de gestion – pour devenir une sphère publique englobante et l’unique agora de tout discours se prétendant doté de politicité, c’est-à-dire, capable d’avoir un impact sur le destin collectif, la position des femmes, séquestrées jusqu’alors dans la capsule de la famille nucléaire, s’affaisse à la qualité de marge et de reste, exproprié de toute politicité. Cependant, il me semble que l’approche albertienne4, sa manière de nous parler est, du moins dans cette circonstance, une gestion domestique de la nation. Je l’ai appelée publiquement « maternelle », parce que le maternel et le paternel sont indépendants des corps dans lesquels ils sont déposés, comme nous l’a enseigné depuis longtemps l’utile et vilipendée catégorie de « genre », grande formulation du féminisme qui nous a permis de dés-essentialiser, dé-biologiser les rôles et les sexualités. Alberto [Fernández] nous demande de nous réunir, il produit une expérience peu fréquente dans notre pays. Il crée une communauté, il nous demande que nous mettions de côté la discorde et que nous essayions de recommencer pour affronter l’inconnu, il dit qu’il va nous protéger et qu’il va considérer les nécessités matérielles dans leur inégalité. C’est pour cela que j’ai dit qu’il semble incarner un État maternel, une gestion domestique, comme une innovation. Je ne peux cesser de penser ici aux deux notions de patrie auxquelles le magnifique essai de Jean Améry « Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale ? » fait référence : la patrie patriarcale, guerrière, défensive, emmurée, et la patrie maternelle, hospitalière, amphitryonne. Les langues nordiques ont deux mots différents pour parler d’elles : vaterland ou fatherland pour l’une, et heimat, homeland, la patrie foyer, pour l’autre. Il est impératif de souligner cet événement, la différence albertienne, parce qu’en théorisant, non seulement nous décrivons les évènements, mais nous les prescrivons également, nous les faisons être, nous leur attribuons une réalité, nous les encourageant dans une voie. Nous devons identifier et nommer les nouveautés qui apparaissent dans la scène inconnue du présent.

18Plus qu’une fantaisie sur le futur, nous devons prêter attention à ce qui se fait, aux propositions et aux pratiques qui émergent, à ce que les gens sont concrètement en train de faire et d’inventer. Ce qui arrive ici et maintenant autour de nous, entre nous. Encore une fois : la politicité en termes féministes, comme je l’ai dit ailleurs, est topique et non utopique, pratique et non bureaucratique. Dans cette vigie, des manières de soutenir la vie qui étaient à l’état de braises se rallument lentement. Nous nous rendons compte qu’au moins une partie de la capacité de subsistance doit nécessairement rester entre les mains des gens eux-mêmes. Dans notre pays, la mémoire de 2001 ressurgit. Notre propre Odyssée de l’espace, malheureusement archivée. Nous expérimentons un sentiment de perte très grand lorsque nous nous apercevons que, au moment où l’État reprend les rênes de l’économie nationale de manière efficiente et surmonte cette période de grande carence, toute cette économie populaire se désintègre. Dans la famine et l’intempérie de 2001, des structures collectives ont surgi, l’individualisme a reculé et le pays est passé par une mutation que l’on peut ressentir encore aujourd’hui. Mais quand le problème des besoins matériels immédiats a été résolu, rien n’a promu la permanence de ces structures opératives qui avaient été créées.

  • 5 Quartier populaire de Buenos Aires [Note de la traductrice].

19J’ai défendu que le bon État est un État qui restitue le fort communautaire, protecteur de la production et du marché local et régional, capable d’alimenter un chemin amphibie : il ne pourra abdiquer du marché global, car ses dividendes pourvoient les ressources pour ses politiques publiques, mais il ne devra pas non plus abandonner l’autosuffisance des communautés, la souveraineté alimentaire et le marché local, ancré, qui comme dans le cas présent, redevient crucial pour la survie. Un bon État transite entre les deux chemins et blinde le plus fragile, pour que ses savoirs, ses propres circuits de commercialisation, ses technologies de sociabilité et ses produits ne se perdent pas, et son autonomie non plus. Nous voyons de nouveau aujourd’hui comment, autour de nous, ressurgissent les tout petits potagers sur les balcons, dans les couloirs, les galeries et les jardinets, les trocs de produits entre voisins ; le gouvernement propose les quarantaines communautaires, dans des quartiers qui se ferment comme des communes ; les collectifs reprennent leur rôle, font des collectes, s’organisent pour que les gens mangent, et mes voisines de San Telmo,5 organisées en réseau, me demandent tous les jours ce dont j’ai besoin. N’oublions pas les millions d’hindous « walking home », un lieu que personne ne devrait jamais être obligé d’abandonner. Nous voyons partout un désir de retour au terroir, et nous avons le devoir de comprendre ce mouvement viscéral, atavique, de rentrer chez soi.

Épilogue

20Le problème qui reste est : comment garantir que cette expérience reste enregistrée dans les discours du temps post-pandémie et continue d’être audible pour, de cette manière, éviter le retour de la fiction de normalité et d’inaltérabilité qui nous capturait ? Comment retenir l’expérience d’un désir qui, du moins pendant cet intervalle, s’est acheminé librement vers d’autres formes de satisfaction et de réalisation ? Il y aura des forces habiles, très bien instruites, étudiant le sujet pour clôturer cette mémoire, la bannir, l’interdire, pour de cette manière garantir la continuité d’une « normalité » que la pandémie avait interrompue. Comment nous préparer pour que l’oubli ne survienne pas ? Mais aussi, comment éviter que la perte de l’expérience accumulée en 2001 ne se produise à nouveau ?

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Notes

1 Je remercie ma fille Jocelina Laura de Carvalho Segato pour les incomptables heures de conversation sur les erreurs cognitives et épistémologiques du spécisme.

2 L’auteure fait ici référence au coronavirus comme à « la peste » terme dont l’usage est, en Argentine, synonyme de « maladie, mal, infection ». (Note de la traductrice).

3 Note de la traductrice.

4 En référence à Alberto Fernández, président de l’Argentine. (Note de la traductrice)

5 Quartier populaire de Buenos Aires [Note de la traductrice].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rita Laura Segato, « Coronavirus : Nous sommes tous mortels. Du signifiant vide à la nature ouverte de l’histoire »Artelogie [En ligne], 18 | 2022, mis en ligne le 02 juin 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/artelogie/11374 ; DOI : https://doi.org/10.4000/artelogie.11374

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Auteur

Rita Laura Segato

Universidad de Brasilia

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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