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Dossier

Covid-19 : souveraineté et biopolitique

Thierry Devars et Emmanuel Taïeb
p. 5-10

Texte intégral

  • 1 TousAntiCovid, 8 mars2022.

1À l’heure où ces lignes sont écrites, le nombre de nouveaux cas quotidiens de Covid-19 est d’environ 160 000 en France, pour un taux de reproduction de 1,211. Ironiquement, comme le veut l’expression consacrée des anti-vaccins, « on manque de recul » pour analyser la crise sanitaire actuelle dans toutes ses dimensions, car elle est toujours prégnante. Un bruit de fond qui n’effraie plus autant qu’au début de l’année 2020, et dont les effets mortifères —105 décès/jour— n’accrochent plus l’actualité. La campagne présidentielle, mezzo-voce, et surtout l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie ont tôt fait d’occuper le devant de la scène médiatique et politique. Donnant le sentiment saisissant, avec cette dernière, que le monde va décidément mal, et que c’est bien le méconnu précédent de la grippe espagnole de 1918, qui se déclenche au moment même du premier conflit mondial, qu’il faut mobiliser ici dans la concomitance entre crise sanitaire et guerre.

  • 2 Quelques autres mots et expressions, plus familiers, ont aussi émergé un temps dans le langage cour (...)
  • 3 Sur ces thèmes, on verra les articles de Julien Giry et d’Adrian Staii, ainsi que l’interview de Fr (...)

2Après deux ans de pandémie, cependant, le temps de l’explo­ration peut commencer, parce que les données et les observations sont là. Parce qu’aussi la manière dont la crise sanitaire est venue rappeler l’imbrication du politique, du technologique et du com­municationnel, renvoyait aux objets centraux de Quaderni. Com­municationnel, quand il s’agit de dire l’action gouvernementale et de dire la science en train de se faire, avec toutes ses limites mais aussi avec une présence forte du discours médical. À double tranchant : le point-presse quotidien de Jérôme Salomon,directeur général de la santé, relevait ainsi de la nécessité (un silence gou­vernemental aurait été jugé suspect), mais alimentait l’anxiété en égrenant les entrées en réanimation et le nombre de morts. Cette communication a produit en tout cas un effet inattendu de démocratisation du langage scientifique, avec plus ou moins de bonheur, quand deviennent familiers les mots de « cluster », « R », « ARN messager » ou de « variant2. » D’autant que la couverture médiatique d’un virus mondialisé a semblé permanente, modifiant les manières de s’informer, notamment pour aller dans une précision que les chaînes d’information en continu n’atteignent pas toujours, pour consulter des sites de confiance, et simplement pour s’y retrouver dans les annonces et les protocoles gouvernementaux. L’urgence sanitaire, le discours scientifique et le temps politique ont cepen­dant été souvent désaccordés, et la médiatisation polarisée, au point que les réseaux sociaux numériques ont été emplis de posts où les contradictions au plus haut niveau servaient de prétexte à une défiance politique sans doute préexistante, à l’accusation d’incompétence et au développement du conspirationnisme3.

3L’irruption brutale de la crise sanitaire et ses conséquences directes dans le quotidien des Français ont ainsi mis en lumière les muta­tions à l’œuvre dans l’environnement médiatique contemporain, et irrigué, de manière diffuse, une critique sociale des politiques de santé publique conduites ces quinze dernières années, tous gouvernements confondus.

  • 4 Voir l’article de Christine Barats et Carsten Wilhelm.

4Technologique, quand la recherche pharmaceutique met au point un vaccin fiable et obtient sa mise sur le marché moins d’un an après le début de l’épidémie. Simultanément, se déploie l’ap­pareil d’État « à la française » pour assurer les inoculations partout sur le territoire, via une application française, la « licorne » Doctolib, pour les réservations. La crise sanitaire n’a donc pas été une crise étatique, au sens où les structures et les routines politiques ont tenu et fait leur office. La question technologique a également été alimentée par l’obligation du télétravail liée aux confinements, et par le « distanciel » pour les enseignants, qui ont dû changer leurs pratiques et s’approprier des outils de visioconférence en ligne4. Générant à la fois des résistances quand l’adaptation à la situa­tion paraissait forcée, mais aussi de nouveaux usages quand la contrainte a permis d’innover et de transformer les manières de faire. Un objectif raisonnable étant que la crise produise de la nouveauté, sinon du progrès, et que l’après-crise ne soit pas un retour à l’ancien monde.

  • 5 Voir l’article de Marc Chopplet et l’entretien avec Gwenola Le Naour.
  • 6 Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

5Sur le plan politique, on a pu voir comment la souveraineté est venue s’enrouler sur la biopolitique, pour reprendre les catégories de Michel Foucault. Souveraineté et régalien dans la crispation frontalière, non en fermant les frontières, mais en pensant longtemps le virus depuis un point de vue national. L’exemple typique étant le regard porté sur la situation italienne, dont il se disait qu’elle annonçait la situation française à venir dans les dix jours qui suivaient, mais sans qu’elle constitue un levier d’anticipation. Il a fallu attendre, comme prévu, que la situation française rejoigne la situation italienne pour prendre des mesures d’exception, une fois qu’il a été acté que le développement viral se jouait des frontières nationales. De même, les commandes de doses de vaccins, et les négociations sur leur prix, ont été faites souverainement par chaque pays (plusieurs décisions ultérieures ont été prises au niveau de l’UE, notamment la mutualisation de l’endettement). Les politiques de santé dans la crise sanitaire ont à la fois relevé de pratiques éprouvées, s’appuyant sur la puissance de la machine hospitalière pourtant dans le collimateur réformateur d’Emmanuel Macron juste avant l’épidémie, et de pratiques nouvelles —confinements, ferme­ture des commerces, interruption des enseignements en « présen­tiel », couvre-feux, restrictions de déplacements, etc.— relevant de l’urgence et souvent d’une rhétorique de la peur5. Sous cet aspect, le « nous sommes en guerre » du président, dans son adresse aux Français du 16 mars 2020 n’avait rien d’étonnant quand on sait que la lutte contre les virus emprunte historiquement des formes militaires, mais en mobilisant une armée d’épidémiologistes et de scientifiques6.

  • 7 Pour l’invention d’une « cité  » partagée entre l’homme et les animaux dits « sau­vages», cf. Joëll (...)
  • 8 C’est l’objet de la contribution de Cynthia Ghorra-Gobin.

6Emmanuel Macron précisait d’ailleurs immédiatement qu’il s’agissait d’une « guerre sanitaire » où « nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation ». C’est le moment du passage à la biopolitique, à la gestion et à la protection des populations. En temps de « paix », mais qui plus est en période de crise biopolitique, les pouvoirs publics apparaissent comptables de la santé de leurs concitoyens, et comptables aussi de ne pas les exposer à des substances nocives et à un environnement malsain. La protection exigée de l’État n’est plus seulement une protection sociale, mais une protection du corps biologique et de la vie. C’est là que se rejoignent la question de la santé individuelle et celle de la santé de la planète tout entière (« One Health »). Ce lien entre écologie et santé est apparu très nettement dès le début de la crise, à la fois dans la dénonciation des pratiques de déforestation ou d’atteintes à l’environnement qui multiplient les maladies zoono­tiques, dans le retour de la « nature » en milieu urbain, d’un air res­pirable, d’une présence des animaux, et même des sons d’oiseaux lors du premier confinement7, au lieu de celui des voitures, et dans les débats sur l’habitat le plus adapté aux impératifs écologiques, où le modèle de la maison individuelle est à nouveau critiqué8, quand bien même les confinements successifs et la pratique du télétravail ont contribué à réenchanter la perspective de l’habitat rural —une maison avec un jardin— pour une partie des habitants des grandes métropoles.

7Chaque événement qui met en danger le bien-être des individus entraîne une demande de protection adressée à l’État, un accès immédiat aux médicaments et aux vaccins, et sa critique s’il semble ne pas remplir son rôle. Pour le Covid-19, l’absence de traitement a initié une attente importante du vaccin, et la mobilisation des meilleures technologies au service de la santé. Le décompte jour­nalier des vaccinés témoigne bien d’une extrême sensibilité aux chiffres et de la capacité collective à se prémunir contre le virus. Il témoigne de l’action gouvernementale, mais aussi d’un appel à la responsabilité biologique individuelle, chacun étant invité à se faire vacciner, mais sans obligation. Plus la vaccination avance et moins la responsabilité politique des gouvernants peut être engagée, car leur action est manifeste et démocratique (la vaccination étant prise en charge par la Sécurité sociale). Il est toutefois intéressant de noter que si jadis les catastrophes naturelles, les maladies, les virus, relevaient historiquement de la nature, de l’imprévisible et de l’immaîtrisable, et n’appelaient aucune demande aux pou­voirs publics, la biopolitique est aujourd’hui devenue l’opérateur qui permet d’engager la responsabilité du gouvernement en cas d’incurie supposée ou de mauvaise gestion. On a vu au cœur de la crise sanitaire combien cette exigence était forte, de l’ordre de l’urgence, et combien chaque délai ou décision imprécise paraissait révéler l’incompétence des gouvernants.

8En réalité, ce sont moins eux qui sont en cause que le téles­copage entre le désir de « grande santé » et la survenue d’une épidémie sans précédent récent. Le Covid-19 incarne la « dystopie de la santé parfaite », écrit Marc Chopplet dans ce numéro. Car le principe du moment critique est qu’il rappelle la fragilité des existences, qu’il suspend les choses, les relativise, et qu’une crise biopolitique ne se résout pas facilement, car elle échappe au temps politique, au registre dominant de l’instantanéisme médiatique et à la bonne volonté décisionnelle. Dans une crise biopolitique, il n’y a pas d’adversaire politique, ni d’interlocuteur parlant un même langage. On peut se demander si une crise biopolitique est tout simplement « gérable »... Malgré l’intériorisation d’un temps long de la sortie de crise —l’OMS a martelé que le virus était là « pour tou­jours » —, l’espoir d’un discours décisif ou d’une annonce magique disant que le virus est vaincu, n’a jamais complètement disparu. Comme s’il fallait un toucher des écrouelles moderne capable de tout remettre en ordre, du corporel à l’économique.

9À défaut d’avoir une solution à la crise, chaque parti a donc poussé son agenda pour la reconstruction du monde d’après : contre le capitalisme, le néolibéralisme, la mondialisation, la nour­riture industrielle ; pour l’écologie, la décroissance, le local, les frontières, etc. Mais la campagne pour l’élection présidentielle n’a pas nécessairement remis ces propositions en avant, reve­nant à des thématiques déjà connues (pouvoir d’achat, nucléaire, immigration, etc.). Comme si la période critique n’entravait pas le cours habituel du débat politique. Faute de recul, donc, c’est tout de même une impression d’ambiguïté permanente qui semble caractériser la période : le discours scientifique tancé par les fake news, le discours anti-vaccin, voire complotiste (le « great reset », la question codée antisémite du « qui ? » serait responsable de la situation), émanant parfois de son cœur même, comme avec le prétendu remède miracle de la chloroquine ; une répartition des rôles entre les épidémiologistes inquiets et les « rassuristes » ; l’ambiguïté d’un État fort qui se trouve un temps en pénurie de masques ; une machine hospitalière performante et appréciée (les applaudissements à 20 heures pour le personnel soignant) contre le maintien d’un discours politique de défiance à l’égard des services publics ; ou les appels à l’écologie et à un retour au naturel, en parallèle du désir d’une santé parfaite fondée sur les dernières technologies (personne ne voudrait passer une IRM avec un appareil archaïque…).

10Ambiguïté des décisions politiques enfin, qui ont parfois navi­gué à vue, mais sans que la crise soit véritablement politique, au sens d’une rupture dans le fonctionnement les institutions poli­tiques. D’autres secteurs ont été bien plus touchés, comme ceux du commerce, de la restauration ou du spectacle. La vulnérabilité des sociétés n’est donc pas seulement biologique, elle est aussi économique et sociale. Dans l’exercice du politique, elle signifie qu’il faut accepter la part irréductible de nouveauté, d’improvi­sation et d’impuissance.

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Notes

1 TousAntiCovid, 8 mars2022.

2 Quelques autres mots et expressions, plus familiers, ont aussi émergé un temps dans le langage courant: « retour à l’anormal », tiré de la Une de Libération à la fin du premier confinement, ou « démerdentiel   » pour qualifier le bricolage de la reprise dans le secteur de l’enseignement.

3 Sur ces thèmes, on verra les articles de Julien Giry et d’Adrian Staii, ainsi que l’interview de François Allard-Huver, dans ce numéro.

4 Voir l’article de Christine Barats et Carsten Wilhelm.

5 Voir l’article de Marc Chopplet et l’entretien avec Gwenola Le Naour.

6 Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

7 Pour l’invention d’une « cité  » partagée entre l’homme et les animaux dits « sau­vages», cf. Joëlle Zask, Zoocities. Des animaux sauvages dans la ville, Paris, Premier Parallèle, 2020. On écoutera aussi la chronique d’Hervé Gardette du 19mars2020 sur France Culture : https://www.franceculture.fr/environnement/le­chant-des-oiseaux.

8 C’est l’objet de la contribution de Cynthia Ghorra-Gobin.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thierry Devars et Emmanuel Taïeb, « Covid-19 : souveraineté et biopolitique  »Quaderni, 106 | 2022, 5-10.

Référence électronique

Thierry Devars et Emmanuel Taïeb, « Covid-19 : souveraineté et biopolitique  »Quaderni [En ligne], 106 | Printemps 2022, mis en ligne le 16 mai 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/quaderni/2294 ; DOI : https://doi.org/10.4000/quaderni.2294

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Auteurs

Thierry Devars

Celsa – Sorbonne Université - Gripic

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Emmanuel Taïeb

Sciences Po Lyon - Triangle

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