Comment le Covid-19 a bouleversé mon métier

Zu guter Letzt
Édition
2020/2526
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18924
Bull Med Suisses. 2020;101(2526):828

Affiliations
Médecin assistante en médecine interne générale, Hôpitaux universitaires de Genève

Publié le 17.06.2020

«Iris! Comment ça va? J’espère que tu vas bien. Nous pensons à toi, courage!» Depuis que l’épidémie a ­touché l’Europe, je reçois quotidiennement des messages de soutien de ma famille, d’amies mais aussi de connaissances presque oubliées.
Avant la crise, mon quotidien était tout sauf palpitant: pas de réanimation d’urgence ni de scénario excitant à la Dr House, mais des journées de 12 heures dont la plupart passées à effectuer des tâches administratives. Aujourd’hui, elles accaparent l’emploi du temps d’un médecin: entre la rédaction de multiples lettres, l’organisation de transfert vers d’autres institutions et la coordination de l’ensemble des médecins, spécialistes et généralistes, engagés dans la prise en charge du patient, nous passons la majeure partie de nos journées derrière un écran d’ordinateur ou au téléphone. A cela s’ajoutent les discussions chargées d’émotions avec les patients et leurs familles qui, essentielles, ne prennent pas moins de temps. C’est à peine si nous avions le temps de manger. Ces jours-là, il y a quelques semaines à peine, je ne recevais aucun message de soutien.
En moins d’une semaine, nous nous retrouvons renforcés en personnel médical et soignant, avec des effectifs supplémentaires d’astreinte à domicile. La documentation clinique est réduite au strict minimum et partiellement automatisée. Les transferts vers d’autres institutions se font avec une grande rapidité et efficacité. Ces ajustements ne sont que des exemples des changements qui ont permis une nette amélioration de nos conditions de travail pendant la crise. Et c’est seulement depuis l’interdiction des visites, à cause du risque de contamination, que je réalise à quel point les entretiens avec les familles m’épuisaient émotionnellement. Aujourd’hui, on peut enfin déjeuner tranquillement.
Ce paradoxe est saisissant: il aura fallu une pandémie pour voir des améliorations surgir dans le milieu hospitalier que jamais nous n’aurions cru possibles.

Et une fois la crise passée?

Il faut que nous profitions de cet élan pour parfaire et approfondir ces changements. La poursuite de l’automatisation et la simplification de la documentation clinique me paraissent essentielles pour que nous puissions passer plus de temps au chevet du patient et retrouver ainsi l’essence de notre métier.
Avant le coronavirus, nous avions déjà atteint nos ­limites. Il faut absolument maintenir une partie du personnel supplémentaire engagé pendant la crise. Certes, en temps normal, les patients sont moins ­nombreux, mais d’autant plus complexes et multi-­morbides. En plus de soulager les équipes médico-­soignantes et d’améliorer la prise en charge des ­patients, cela nous autoriserait une plus grande flexi­bilité dans nos emplois du temps: le temps partiel ­permet de consacrer du temps à nos familles, réduire le nombre d’heures supplémentaires pour atteindre un équilibre travail – vie privée plus sain, s’engager dans la recherche en parallèle du travail clinique. Tout cela était difficile voire inatteignable avant la crise.
Je suis consciente que ces exigences s’inscrivent dans un milieu déjà privilégié, celui de la médecine en Suisse. Cependant, les problèmes soulevés se retrouvent dans la plupart des pays aux systèmes de santé développés et ont tendance à s’accentuer.
Cette crise aura aussi dévoilé au public l’importance de la santé pour le bien-être de notre société. En Suisse romande, la population sort tous les soirs sur les balcons pour applaudir le personnel médico-soignant. C’est émouvant de ressentir ce soutien. Le coronavirus présente un risque particulièrement élevé de contamination des soignants, et par là, de leur famille. Mais en «temps normal», ce risque demeure: entre la grippe saisonnière, les gastroentérites virales, le contact avec des patients porteurs de germes multirésistants, sans parler des violences verbales et physiques, nous sommes constamment exposés.
Il fallait le coronavirus pour que la population prenne conscience du risque que nous prenons à travailler dans ce milieu.
Cette prise de conscience a déclenché un élan de solidarité au sein de la population, jusqu’aux banquiers qui financent désormais les repas du personnel hospitalier. Il est temps d’ancrer cette solidarité ponctuelle en un changement systémique.
iris.najjar[at]hcuge.ch